Avis sur la saisine n° 22-077

Adopté en réunion plénière du 13 décembre 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 25 septembre 2022, M. Émile Kowalski a saisi le CDJM à propos de l’émission de CNews « La Matinale Week-end » diffusée le 24 septembre 2022. M. Kowalski considère que la séquence de cette émission diffusée à 8 h 10 et consacrée à une « étude sur l’insécurité dans le monde » ne respecte pas l’obligation déontologique d’exactitude.

Il affirme que la présentation de cette étude est « trompeuse », CNews expliquant, selon lui, « que d’après celle-ci les villes françaises sont moins sûres que beaucoup de villes du monde, alors qu’elle permet seulement d’affirmer que les touristes (interrogés) s’y sentent moins en sécurité, ce qui est très différent ». Il reproche aussi à la chaîne de ne pas avoir « présent[é] la méthodologie utilisée [ni] inform[é] ses téléspectateurs du recul à adopter dans la réception de cette étude, du fait de ses biais ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

Réponse du média mis en cause

Le 30 septembre 2022, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, directeur de l’information de CNews avec copie à Mme Sandra Tshiyombo, la journaliste qui détaille l’étude en plateau, et à M. Anthony Favalli, journaliste présentateur de l’émission « La Matinale Week-end », qui résume l’étude dans son titre, dans le lancement de la journaliste et dans les questions aux invités présents en plateau, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM. À la date du 13 décembre 2022, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ La séquence en cause est introduite par le journaliste, M. Anthony Favalli, en ces termes :

« On va commencer par parler de l’insécurité qu’on vit au quotidien, qu’on sent, et que beaucoup de Français ressentent dans le pays. S’il fallait une preuve supplémentaire qu’il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit, écoutez bien. Ce sentiment, il est très largement partagé par les touristes qui visitent la France. C’est le résultat du classement mondial Numbeo. Il évalue le sentiment de sécurité des visiteurs et le résultat est sans appel pour les grandes villes de France : on est littéralement derrière le Mexique. »

M. Favalli passe alors la parole à sa consœur Mme Sandra Tshiyombo, qui expose pendant une minute le contenu de ce classement. Elle indique que sur les « 453 villes recensées, une seule ville française est dans le “top 200”, Strasbourg, à la 66e place » et que Nantes est « le mauvais élève en 407e position » avec « un indice de sécurité à un peu plus de 34 % ».

Durant cet exposé, trois bandeaux sont montrés à l’écran, sourcés Numbeo. Le premier, intitulé « les villes françaises les plus sûres », indique le « rang mondial » des villes françaises dans ce classement, de Strasbourg 163e à Nantes 407e, avec en regard de chaque ville son « indice de sécurité » exprimé en pourcentage ; le deuxième présente des courbes indiquant l’évolution en baisse des « indices de sécurité » des villes françaises ; enfin, le troisième est titrée « classement des pays les plus sûrs » dans lequel les Émirats arabes unis, la Suisse et les Pays-Bas occupent les trois premières places, la France la 27e, après la Malaisie et le Mexique et avant le Brésil et l’Afrique du Sud.

M. Favalli se tourne alors vers l’un des invités présents, le politologue ​​M. Guillaume Bigot et lui donne la parole en résumant ces données ainsi : « La France [est] globalement derrière le Mexique, il n’y a que le Brésil et l’Afrique du Sud qui est [sic] derrière la France en termes de sécurité, c’est quand même hallucinant. » Quelques minutes plus tard, M. Favalli lance le deuxième invité, le journaliste M. Éric Revel, en disant : « Là où la plupart des villes européennes parviennent à se maintenir dans ce classement sur la sécurité, les villes françaises s’enfoncent toujours plus chaque année. Qu’est-ce qui nous différencie des premières villes de ce classement ? »

Trois bandeaux apparaissent en bas de l’écran au cours de cette séquence d’environ sept minutes : le premier, « Les touristes plus sûrs au Mexique qu’en France », apparaît dès le début de l’intervention de Mme Tshiyombo et reste le plus longtemps ; puis, à 5 min 16 s, le deuxième bandeau affiche « Nantes s’enfonce dans l’insécurité » ; enfin, de la sixième minute à la fin de la séquence, le troisième indique « Tourisme : Paris moins sûre que Medellin ».

➔ Le CDJM constate que cette présentation des données du site Numbeo entretient une confusion. M. Favalli fait un amalgame entre la notion d’insécurité réelle – « qu’on vit au quotidien » – et la notion de sentiment d’insécurité – « que beaucoup de Français ressentent dans le pays ». Puis Mme Tshiyombo parle des « douze villes françaises classées parmi les plus sûres au monde », sans préciser sur quoi cette notion de « ville sûre » s’appuie : statistiques officielles, enquête scientifique ou appréciation des habitants. Une confusion s’installe, que les commentaires des invités sur le sentiment d’insécurité et sur la politique de la maire de Nantes ou du ministre de la Justice ne dissipent pas.

Cette confusion est en outre entretenue par les messages qui apparaissent à l’image. Les titres des diapositives « les villes françaises les plus sûres » ou « classement des pays les plus sûrs », ainsi que les textes des bandeaux affichés en bas de l’écran comme « Nantes s’enfonce dans l’insécurité » ou « Tourisme : Paris moins sûre que Medellin », ne renvoient pas au sentiment d’insécurité. Ils affirment une insécurité effective. Ils sont factuellement inexacts, y compris par rapport aux données de Numbeo, qui ne prétend que mesurer les « inquiétudes » de ses répondants.

➔ Le CDJM note que les téléspectateurs ne sont pas informés de la nature de ce « classement mondial Numbeo » présenté par les journalistes et commenté par leurs invités. Aucune précision n’est donnée sur ce qu’est Numbeo, ni sur la méthodologie employée. Cette plateforme se présente comme « la plus grande base de données au monde sur les villes et les pays du monde, alimentée par les utilisateurs ». Concernant la criminalité, il affirme permettre « de voir, partager et comparer des informations sur les niveaux et types de criminalité dans le monde entier ». Il n’indique pas quelles sont les sources de ces « informations ». Les données qu’il agrège proviennent uniquement de déclarations spontanées d’internautes : les personnes qui répondent à un questionnaire sur leur sentiment de sécurité peuvent ou non avoir visité les villes sur lesquelles elles portent une appréciation. Ce n’est pas vérifié par Numbeo.

Le CDJM souligne que ces chiffres ne résultent pas d’un sondage d’opinion, comme pourrait le comprendre le public à l’écoute de l’émission de CNews. Ils ne reposent pas sur un échantillon représentatif au sens où l’entendent les scientifiques. Au 13 décembre 2022, le site indiquait que « notre enquête sur la criminalité est effectuée par 126 575 personnes dans 6 997 villes », soit dix-huit personnes en moyenne par ville évaluée. La comparaison entre Medellin et Paris, qui fait l’objet de commentaires dans l’émission, reposait ainsi sur les opinions de 188 personnes disant avoir une connaissance de la sécurité à Medellin et de 879 pour Paris. Il n’est pas non plus précisé aux téléspectateurs de CNews ce que représente « l’indice de sécurité » évoqué, ni comment il est calculé.

À tout le moins, cela aurait dû inciter CNews à accompagner la présentation des données de Numbeo « des réserves qui s’imposent » comme y invite par exemple la Déclaration des droits et devoirs des journalistes, dite « charte de Munich ». D’autant que la fragilité de la méthode employée par ce site était connue : une dépêche de l’Agence France Presse du 17 mai 2022, largement diffusée notamment sur le réseau Twitter, attirait l’attention sur les biais des classements de Numbeo. La responsable de l’Observatoire scientifique du crime et de la justice (OSJC) du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) y déclare à son propos : « On ne peut pas utiliser ce site comme une source fiable. »

Conclusion

Le CDJM, réuni le 13 décembre 2022 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité et de prudence dans la présentation des propos et des documents n’ont pas été respectés.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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