Adopté en réunion plénière du 11 octobre 2022 (version PDF)
Description de la saisine
Le 19 août 2022, M. L. a saisi le CDJM à propos d’un article publié par le quotidien Le Figaro sur son site le 5 août 2022 à 7 h 32 et titré : « “On va leur couper la tête avant qu’ils ne nous coupent la nôtre” : florilège des propos tenus par l’imam marocain Hassan Iquioussen ». M. L. précise dans sa saisine que ce titre a été modifié le 7 août à 12 h 09 en : « “Chez nous, un traître collabo on lui met douze balles dans la tête” : florilège des propos tenus par l’imam marocain Hassan Iquioussen ».
Il estime que les propos tenus par M. Iquioussen présentés par Le Figaro, pour « confirmer le bien-fondé de l’expulsion de l’imam […] sont tronqués et/ou sortis de leur contexte, leur donnant la signification inverse de celle que leur auteur avait souhaité leur donner ». Selon lui, l’imam Hassan Iquioussen, dans la citation reprise dans la première version du titre, « parlait en l’espèce des Printemps arabes, et de la politique de répression de ces mouvements par les dictateurs en place, qui voulaient mater les manifestants avant qu’ils ne les fassent tomber (couper leur tête avant qu’ils ne coupent la leur). Ces propos ne font donc absolument pas référence à la France, et, surtout, ils ne sont absolument pas une préconisation de l’imam, qui condamne au contraire la politique sanguinaire des dictateurs ! ».
À l’appui de son analyse, il joint un lien vers une vidéo mise en ligne sur la page Facebook de soutien à l’imam. Il considère que la citation prise dans la seconde version du titre est également détournée, et écrit que cette citation « laisse en effet croire, comme c’est développé dans le corps de l’article, que l’imam appellerait au meurtre des musulmans apostats. Or c’est précisément le contraire de ce qu’affirme M. Iquioussen dans le prêche dont est issu ce propos ».
Le requérant joint alors un second lien vers une autre vidéo publiée sur la page Facebook de soutien à l’imam Iquioussen. Le requérant précisait en préambule de sa saisine « qu’eu égard au caractère particulièrement sensible et polémique de l’expulsion de M. Iquioussen, et des nombreuses menaces de mort visant les divers protagonistes de ce dossier, je souhaiterais que mon nom ne soit pas publié avec la décision que vous rendrez, mais qu’elle soit exceptionnellement anonymisée ». Vu l’article 7.4 de son règlement intérieur, le CDJM, lors de sa réunion du 11 octobre 2022, a donné une suite favorable à cette requête.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
Réponse du média mis en cause
Le 3 septembre 2022, le CDJM a adressé à M. Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro et à Mme Elisabeth Pierson, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
Le 3 octobre 2022, Mme Bénédicte Wautelet, directrice juridique de la Société du Figaro, a écrit au nom de cette société au CDJM. Elle ne répond pas sur le fond au grief formulé, mais explique que « si les informations relayées par notre article constituaient un délit au regard du droit de la presse, il reviendrait au principal intéressé de s’en plaindre auprès des autorités compétentes, et à un juge de caractériser ou non un tel manquement ».
Analyse du CDJM
➔ En préambule, le CDJM rappelle qu’il n’est pas juge du respect des dispositions du droit de la presse. Il se prononce sur la conformité du traitement journalistique d’une information au regard des principes déontologiques qui doivent être respectés tels que définis par les textes adoptés par les professionnels, sans pour autant que leur méconnaissance ne soit, en elle-même, constitutive d’un manquement à la loi.
Ainsi, le principe déontologique de non-altération d’un document figure dans les textes déontologiques auxquels se réfère le CDJM. Il est également repris dans l’article 2.3 de la Charte d’indépendance et de déontologie des journalistes du Figaro qui pose que « le journaliste s’assure que les textes, documents, images d’information qu’il présente n’ont fait l’objet d’aucune falsification de nature à déformer les faits ».
➔ Cette saisine pose la question de la portée du terme « altération ». Il n’y a pas altération des enregistrements des propos de M. Hassan Iquioussen, mais sélection légitime de phrases dans ses interventions. Cette sélection donne lieu à une analyse. Le CDJM rappelle que cela ne peut se faire qu’en exposant les faits les plus pertinents sur lesquels se fonde cette analyse, sans omettre des faits essentiels à la compréhension du texte cité, au risque de manquement à l’obligation déontologique d’exactitude.
➔ La phrase utilisée dans la première version du titre – « On va leur couper la tête avant qu’ils ne nous coupent la nôtre » – a été prononcée le 9 juillet 2014 par M. Iquioussen dans sa conférence intitulée, sur YouTube, « L’UOIF divise-t-elle les musulmans ? ».
Son propos est centré sur l’opposition entre les Frères musulmans et les gouvernements des pays musulmans. M. Iquioussen affirme que M. Youssef Al-Qaradâwî, un des leaders des Frères musulmans, prônait une stratégie de long terme pour « changer les gens » et remplacer sans violence des gouvernements considérés par lui comme tyranniques. Il explique que les dirigeants des États musulmans, pour contrer cette stratégie « hautement dangereuse » pour eux, pensaient, à propos de M. Al-Qaradâwî : « On va lui couper la tête avant qu’il ne nous coupe la nôtre ». L’expression « on va lui couper la tête avant qu’il ne nous coupe la nôtre » est clairement présentée comme un calcul des « tyrans » qui vise M. Al-Qaradâwî et ses partisans.
Le CDJM prend acte que Le Figaro a modifié le titre reprenant cette phrase dans les jours qui ont suivi sa publication. Il observe cependant que si cette citation a disparu dans le titre de l’article, elle reste présente dans l’URL de la version corrigée, est toujours mise en exergue par un intertitre, et demeure citée dans le corps de l’article. Elle est utilisée comme appel et encore accessible le 11 octobre 2022 sur le compte Twitter @Le_Figaro. Enfin, la modification du titre n’est pas expliquée au lecteur.
Le CDJM considère que Le Figaro altère le sens des propos de M. Iquioussen tenus le 9 juillet 2014. De ce fait, le lecteur peut comprendre que cette phrase est une sorte de « consigne » pour l’avenir donnée par M. Iquioussen à son auditoire, ce qui est inexact.
➔ La phrase utilisée dans la seconde version du titre – « Chez nous, un traître collabo on lui met douze balles dans la tête » – figure également en intertitre et dans le corps de l’article en cause. Elle a été prononcée le 24 mars 2014 dans une conférence de M. Iquioussen, dont seul un extrait, publié sous le titre « L’Islam et l’apostasie », est accessible en ligne.
Le propos de M. Iquioussen est dans un premier temps de récuser l’accusation selon laquelle l’islam impose d’exécuter celui qui est coupable d’apostasie et renie sa religion. Il se réfère à la situation à Médine au début de l’islam, et affirme qu’il existait alors des traîtres, des « hypocrites », « une cinquième colonne », qui infiltraient l’islam pour ensuite le renier et dénigrer, ce qui justifiait à ses yeux leur mort. Il les désigne à la fin de cet exposé du terme de « collabos », anachronisme qui renvoie davantage à l’histoire de France au XXe siècle qu’aux premières années de l’islam. Pour évoquer cette élimination des « collabos », il fait mine d’interroger son auditoire (« Que fait-on aux traîtres ? »), et il exprime leur exécution en répondant : « Chez nous en France, douze balles dans la tête ! »
En voulant expliquer que l’islam ne condamne pas les apostats, M. Iquioussen bascule dans la condamnation globale « des ennemis de l’islam », de l’historique au contemporain et de Médine à la France. Le CDJM considère que ce faisant, il prend à son compte la légitimation de l’exécution de ceux qu’il qualifie de traîtres.
Ce que reprend et met en exergue Le Figaro. On ne peut reprocher au journal son analyse de ce propos comme une allusion au sort promis aujourd’hui aux ennemis de l’islam par exemple en France, dès lors que l’iman M. Iquioussen est ambigu sur ce point.
Il n’y a pas, dans ce cas, altération des propos de M. Iquioussen, mais interprétation sur la base exacte de ce qui a été dit et, volens nolens, laissé entendre.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 11 octobre en séance plénière, estime que l’obligation de non-altération d’un document n’a pas été formellement enfreinte, mais que l’obligation de respect de l’exactitude et la véracité l’a été sur le sens d’une des deux vidéos citées dans l’article.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cette décision a été prise par consensus.