Avis sur la saisine n° 22-067

Adopté en réunion plénière du 11 octobre 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 4 août 2022, M. Firas Kontar a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 13 juillet 2022 par l’hebdomadaire Marianne et titré « Syrie : à Alep, détruite à 60 %, “revivre est un miracle” ». M. Kontar met en cause cet article pour non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits. Il met en cause notamment la toute première phrase de l’article, selon laquelle « en décembre 2016, les djihadistes de Daech, qui tenaient les quartiers est de la ville […] ont finalement été défaits par les forces de Bachar el-Assad et celle de son allié Poutine ».

Le requérant considère que cette « affirmation est factuellement fausse » et que « cet article fait croire que Assad et Poutine combattaient Daech et que c’est pourquoi la ville a été détruite ». Il argumente ainsi : « Les djihadistes de Daesh ont été chassés d’Alep par les rebelles en janvier 2014. La partie est d’Alep était tenue par les rebelles ».

Par ailleurs, le requérant accuse l’auteure de présenter sous un jour favorable les opérations de reconstruction de la ville par le régime syrien, en omettant les difficultés vécues par les habitants au quotidien.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon l’article 3 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

Réponse du média mis en cause

Le 9 septembre 2022, le CDJM a adressé à Mme Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, avec copie à Mme Martine Gozlan, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 15 septembre 2022, Mme Gozlan a répondu au CDJM. Elle l’informe que l’article objet de la saisine a été l’objet d’une campagne de « tweets injurieux », l’auteur de la saisine ayant, écrit-elle, proposé de lui « attribuer “le prix Goebbels” ». Sur le fond, elle « reconnaît aisément une erreur chronologique dans la première phrase de l’article (où nous évoquons l’année 2016 au lieu de 2014 pour dater le départ de Daech) » et considère que cette erreur « sert d’alibi à une contestation violente du fond de l’article ». Elle estime que cet article est « insupportable » au requérant, puisqu’elle « y montre, témoignages à l’appui – et nous ne sommes pas le seul journal à l’avoir fait – une ville revenue à un espoir de normalité ».

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM convient de s’en tenir à l’examen de la requête reçue, indépendamment des propos tenus par ailleurs par le requérant qui, tels qu’ils sont rapportés par l’autrice de l’article, sont violents et injurieux.

➔ L’article publié en ligne et dans le numéro 1322 daté du 13 juillet 2022 de Marianne est le premier d’une « série d’été » consacrée à des villes touchées par la guerre, dont l’objet est de décrire « comment les villes se relèvent du feu destructeur de la guerre ». Il est illustré de deux photos de la mosquée omeyyade d’Alep, « avant », en 2005, et « après », en 2016.

➔ Le grief d’inexactitude repose pour l’essentiel sur la phrase qui ouvre l’article : « En décembre 2016, les djihadistes de Daech, qui tenaient les quartiers est de la ville […] ont finalement été défaits par les forces de Bachar el-Assad et celles de son allié Poutine. »

Si l’on se réfère à la presse de l’époque, il est bien établi que ce ne sont pas les djihadistes de Daech qui résistaient principalement aux forces gouvernementales à Alep au moment de la reprise de l’est de la ville en décembre 2016. Par exemple, ces articles de presse publiés à l’époque :

Cette analyse est d’ailleurs confirmée par des rapports officiels des Nations Unies, ou, en France, par celui de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en date du 13 mars 2018, qui présente une chronologie sourcée des combats à Alep.

Même si la situation était rendue complexe par la présence, sur le terrain, de multiples groupes, aux implantations et alliances constamment mouvantes, l’ouverture de l’article recèle bien une inexactitude factuelle. Cette dernière ne se limite pas à l’erreur de date, d’autant plus que l’article indique plus loin que « la barbarie de Daesh a pulvérisé la cité antique, les bombes de leurs adversaires ont anéanti la beauté d’Alep ». Cette formulation, reprise de surcroît en légende d’une photographie des destructions dans la mosquée omeyyade, laisse clairement entendre que le groupe dit État islamique était présent à Alep lors de l’assaut final mené par l’armée syrienne et ses alliés russes.

Le CDJM note par ailleurs que, si Marianne a reconnu « une erreur chronologique dans la première phrase » dans sa réponse, la version en ligne de l’article n’avait, à la date du 30 octobre 2022, pas été corrigée, malgré les règles déontologiques obligeant les journalistes à rectifier leurs erreurs.

➔ Le CDJM ne peut pour autant rejoindre le requérant, qui prétend dans sa saisine que « ce qui n’est pas dit et qui a détruit la ville, [ce] sont les bombardements aériens massifs, et ceux qui disposent de moyens aériens sont Assad et Poutine ». La seconde phrase de l’article indique en effet que « l’aviation russe avait mené 28 frappes pour la seule journée du 23 septembre, selon la commission d’enquête de l’ONU ». Cette réalité n’a donc pas été occultée par l’article visé.

➔ Le requérant considère enfin cet article « fait croire à une reconstruction de la ville comme si le pays était pacifié ». Le CDJM observe que l’orientation générale de l’article, à travers les faits et éléments d’analyse mis en avant – préoccupation patrimoniale, suggestion d’une situation locale pacifiée, appel au retour des habitants, suggestion de reprise de la coopération culturelle, etc. – peut être appréciée comme étant en phase avec les thèses et les objectifs du gouvernement syrien, ainsi que l’affirme le requérant.

Pour autant, et à supposer même que l’on souscrive à cette analyse, on ne saurait considérer comme une faute déontologique et une atteinte à la véracité des faits ce qui relève de leur interprétation et, le cas échéant, d’une ligne éditoriale, appuyée par l’entretien cité avec une personnalité locale. Ce volet de la requête est donc considéré comme non fondé du point de vue des critères qui sont la base des avis du CDJM.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 octobre 2022 en séance plénière, estime que l’obligation d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée dans un seul des cas cités par le requérant.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

Conseiller s’étant déporté : Co-auteur d’un livre avec le requérant, Nicolas Hénin s’est déporté et n’a pas participé aux travaux du CDJM sur cet avis.

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