Avis sur les saisines n° 22-060 et similaire

Adopté en réunion plénière du 11 octobre 2022 (version PDF)

Description des saisines

Le 23 juin 2022, le CDJM a été saisi par M. Hector Soltage (saisine 22-060) puis par M. Thomas Breuzet (22-061) à propos d’un article de Mme Géraldine Woessner publié par l’hebdomadaire Le Point sur son site le 29 mai 2022 et titré « Pesticides : quand la presse française devient folle ». Il est consacré à la reprise par des médias de deux études sur les pesticides ainsi qu’au contenu de ces travaux de recherche.

Les requérants formulent les griefs de manquement à l’exactitude et à la véracité des faits et d’absence d’offre de réplique :

« De nombreuses fausses informations [sont] véhiculées dans l’article du Point : une ONG (PAN-Europe) est accusée de rassembler le lobby du bio sans preuve, alors que ses financements sont largement indépendants de cette industrie. Des informations trompeuses sont diffusées sur un rapport de PAN-Europe, cette même ONG est accusée d’avoir lancé une offensive médiatique (sans preuve) et des médias sont accusés d’avoir relayé une étude scientifique (indépendante de PAN-Europe) “sans recul”. Cette étude scientifique est critiquée sur des bases erronées et des conclusions incorrectes et trompeuses sont tirées de cette étude. Il semble y avoir une volonté de dénoncer un lobby du bio, de manière parfois trompeuse puisque la deuxième étude dont il est question ne porte aucunement sur le bio. D’autre part, aucun des acteurs mentionnés ici ne semble avoir été contacté pour respecter le contradictoire.

Concernant la seconde étude citée dans l’article, ils estiment en outre que « Le Point remet ensuite en cause l’éthique des chercheurs, en prétendant que rien ne vient démontrer leur affirmation alors que la démonstration réside justement dans les résultats qui ont été soigneusement arrangés dans l’article ». MM. Soltages et Breuzet relèvent, ​​en des termes identiques, huit passages de l’article qu’ils estiment inexacts. Leurs arguments sont repris dans la partie « analyse » de cet avis.

À l’appui du grief d’absence d’offre de réplique, ils écrivent qu’« un certain nombre d’acteurs sont mis en cause sans que ceux-ci soient sollicités ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il fait preuve « de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consoeurs et de ses confrères, sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 12).

Réponse du média mis en cause

Le 2 juillet 2022, le CDJM a adressé à M. Étienne Gernelle, directeur de la publication du Point, avec copie à Mme Géraldine Woessner, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et de son contenu détaillé, et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 18 juillet, Mme Géraldine Woessner a adressé au CDJM un courrier dans lequel elle note en préambule que M. Thomas Breuzet, l’un des requérants, « [est l’]actuel trésorier du syndicat Synabio (membre de PAN-Europe) et gérant de la société Péchalou (Manger Bio Sud-Ouest) ».

Elle estime que la démarche des requérants « s’apparente […] à une procédure bâillon, au sujet d’un article visant à rétablir la réalité des faits à la suite d’une campagne manipulatoire de PAN-Europe reprise sans recul par une partie de la presse, ayant notamment conduit le journal Le Parisien à titrer, le samedi 28 mai : “Hausse des résidus de pesticides : peut-on continuer à consommer des fruits et des légumes ?”, titre mettant en péril la santé publique ».

Elle répond ensuite aux griefs formulés en documentant ses arguments de nombreux liens hypertextes. Ses remarques sont reprises dans la partie « analyse » de cet avis.

Analyse du CDJM

➔ L’article en cause traite de la façon dont deux études scientifiques ont été rapportées par différents médias. Dans sa réponse au CDJM, son auteure Mme Géraldine Woessner, écrit :

« Le sujet de mon article était de dénoncer un traitement par la peur, qui nuit finalement à la santé publique : quand les personnes pauvres et fragiles, qui n’ont pas les moyens d’acheter de la nourriture bio, se détournent des fruits et légumes. »

Le CDJM constate que cet article est moins une enquête contradictoire qu’une analyse défendant une position, dont le ton vif est parfois celui d’une tribune. Ainsi, cet extrait :

« Panique dans les étals des maraîchers et dans les cuisines françaises ! Panique, surtout, chez les médecins de santé publique, qui se battent au quotidien pour convaincre leurs patients de consommer davantage de fruits et de légumes, meilleurs alliés de la lutte contre le cancer et contre l’obésité. Des mois d’efforts ruinés, en un seul long week-end… »

Tout en reconnaissant la liberté éditoriale de traiter tout angle et point de vue, le CDJM estime que l’expression de convictions ou de positions doit être identifiée comme telle pour le public, et ne peut se faire qu’en exposant les faits les plus pertinents sur lesquels elle se fonde et en explicitant de façon rigoureuse le raisonnement qui la justifie (cf. la note « Le CDJM et le journalisme d’opinion », avril 2021).

1. Sur l’assimilation de PAN-Europe au « lobby du bio »

 Les requérants estiment que « Le Point affirme, sans en apporter de preuve, que PAN-Europe serait le lobby du bio car il rassemblerait les industriels de la filière ». Ils affirment, en se référant au registre de transparence de l’Union européenne, qu’aucun financement de cette ONG « ne correspond à ceux cités par Le Point », que « le seul financement déclaré s’approchant de ce qu’affirme Le Point est un financement de “Léa Nature” pour 10 000 euros. Cela signifie donc qu’au moins 90 % des financements de l’association ne proviennent pas d’entreprises du bio ».

Mme Woessner « maintien[t] avec force [s]on propos » qui « permet au lecteur de ne pas se laisser abuser par un montage associatif masquant des intérêts réels ». Elle appuie ses affirmations sur une série de liens vers des pages internet donnant la liste de membres d’associations « relais et soutiens de PAN-Europe ». Elle ajoute qu’« en France, les principaux relais et soutiens de PAN-Europe sont les organisations Générations Futures et Justice Pesticides (membres de PAN-Europe) » et que le fondateur et porte-parole de Générations Futures « a par ailleurs été pendant plusieurs années président de PAN-Europe ».

Le CDJM constate que sur son site, l’association PAN-Europe se présente ainsi :

« Fondé en 1982, Pesticide Action Network (PAN) est un réseau de plus de 600 organisations non gouvernementales, d’institutions et d’individus dans plus de 60 pays du monde entier qui s’efforcent de minimiser les effets négatifs des pesticides dangereux et de remplacer leur utilisation par des alternatives écologiquement saines et socialement justes. »

Par ailleurs, on peut lire dans le Registre de transparence des institutions interagissant avec l’Union européenne, page que les requérants citent dans leur saisine :

« PAN-Europe est le point central de la défense des intérêts des ONG et de la participation du public à la politique européenne en matière de pesticides. Nos activités comprennent : le lobbying au niveau de Bruxelles, la diffusion d’informations sur les problèmes liés aux pesticides, les réglementations et les alternatives, l’organisation d’ateliers et de conférences et la facilitation du dialogue pour le changement entre le gouvernement, le secteur privé et les parties prenantes de la société civile. »

Le CDJM considère que le fait qu’une seule entreprise bio soit indiquée sur ce registre comme finançant PAN-Europe n’est pas concluant de l’absence d’autres financements par des entreprises du bio, ce document ne recensant que les « contributions pendant l’exercice clos supérieures à 10 000 euros et à 10 % du budget total ».

Selon le dictionnaire Larousse, un lobby ou groupe de pression est une « structure dont se dote une communauté aux intérêts ou convictions semblables pour influencer les pouvoirs publics à son avantage, notamment par des campagnes d’opinion ».

Le CDJM constate que cette association se décrit comme pratiquant le lobbying, comme « un réseau » dont les membres « s’efforcent de minimiser les effets négatifs des pesticides dangereux et de remplacer leur utilisation par des alternatives écologiquement saines et socialement justes ». Sans que cela soit à proprement parler un engagement formel en faveur de l’agriculture biologique, cette profession de foi implique une préférence voire un soutien à ce mode d’agriculture.

Dans ce contexte, l’expression « le lobby du bio, rassemblé au sein de l’ONG PAN-Europe […] financée, via ses membres, par l’ensemble des industriels de la filière » relève de l’analyse et de la libre expression de la journaliste, mais se fonde sur des faits dont l’exactitude ne peut être mise en cause.

2. Sur l’existence d’une « offensive » de communication relayée par les médias

➔ Les requérants affirment que Le Point « sous-entend » sans l’étayer que la reprise d’une étude d’une ONG européenne par différents journaux « serait la conséquence d’une offensive de PAN-Europe » et que « les marchands du bio seraient derrière un tel relais ».

Mme Woessner affirme « que cette étude a été reprise sans aucun recul » par certains médias et donne comme exemple du lien entre « la reprise de l’étude par différents journaux » et « une offensive de PAN-Europe » un message sur le compte Twitter du Syndicat national des entreprises agroalimentaire bio, Synabio, relayant un article du quotidien Le Monde du 24 mai 2022 consacré à l’étude de PAN-Europe.

L’article du Point dénonce effectivement « une offensive du lobby bio », « des études citées ad nauseam dans la presse ». La journaliste dit son sentiment – ces publications relèvent d’une volonté de PAN-Europe ou du « lobby bio » de pousser les médias à reprendre ces études – sans l’appuyer sur des faits. Dans sa réponse au CDJM, elle ne précise pas davantage la façon dont aurait été réalisée cette « offensive ». Le CDJM considère enfin que le fait que des marchands spécialisés dans le bio aient relayé un article du Monde sur Twitter ne permet pas d’affirmer qu’ils sont à l’origine des articles de presse concernés.

L’exactitude et la véracité des faits rapportés ne sont donc pas établies.

3. Sur la présence de perturbateurs endocriniens dans les relevés

➔ Les requérants contestent l’affirmation de l’auteure selon laquelle la communauté scientifique débattrait de l’effet de faibles doses de perturbateurs endocriniens (PE). Ils affirment, en citant une étude où on lit « il n’y a probablement pas de dose “sûre” d’un PE » que leur effet « à très faibles doses » est « en fait une réalité scientifique ».

Mme Woessner écrit au CDJM que « ce qui est “âprement débattu” n’est pas le fait que les seuils sanitaires soient sans effet dans le cas de perturbateurs endocriniens, mais la nature même de perturbateur endocrinien attribuée à chaque molécule ». Elle conclut que « ce débat n’est pas tranché à ce jour, sur plus de la moitié des substances faussement assimilées par PAN-Europe à des perturbateurs endocriniens avérés ».

Le CDJM n’a pas pour mission de trancher les controverses sur les questions scientifiques. Il constate cependant que la phrase de l’article ici en cause (« En estimant que certains de ces produits sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens, les seuils sanitaires ne s’appliqueraient pas ») est moins nuancée que la réponse de Mme Woessner au CDJM. Sans être inexacte, elle conduit le lecteur à une compréhension erronée.

4. Sur les traces d’hormones œstrogéniques dans l’eau du robinet

➔ Dans le passage de l’article où l’auteure évoque la présence dans l’eau du robinet de traces d’hormones œstrogéniques, liées à la consommation de pilules contraceptives, MM. Soltages et Breuzet dénoncent un « manque de contextualisation […] de nature à induire en erreur » le lecteur et « à laisser penser que la concentration de ces molécules dans l’eau du robinet est comparable à celles des pesticides dans les fruits et légumes ».

Pour Mme Woessner, « il s’agit au contraire, d’un élément de contextualisation majeur » et d’une comparaison « parfaitement légitime ». Selon elle, « si la santé publique était effectivement leur seul moteur [des auteurs de l’étude de PAN-Europe, ndlr], ils s’alarmeraient également de ces traces d’hormones œstrogéniques, substances couramment retrouvées dans l’eau potable, perturbateurs endocriniens AVÉRÉS, ceux-là ».

Le CDJM constate que l’association PAN-Europe évoquée dans l’article du Point, dont le nom complet est Pesticide Action Network, définit son action ainsi :

« Nous travaillons à éliminer la dépendance aux pesticides chimiques et à soutenir des méthodes sûres et durables de lutte contre les nuisibles. »

Les questions de résidus de médicaments dans les eaux ne sont pas au centre de ses préoccupations, qui, en outre et contrairement à ce qu’écrit Mme Woessner au CDJM, ne se limitent pas à la santé publique.

Associer la question des pesticides à une autre inquiétude du public (dans la phrase : « on s’étonnera d’ailleurs que la même association ne s’alarme pas des traces de médicaments et d’hormones œstrogéniques, legs de la consommation de pilule, retrouvés dans l’eau du robinet ») peut être considéré par les requérants comme mal venu. Mais cela relève du commentaire et de la liberté éditoriale de la journaliste, pas d’une erreur factuelle.

5. Sur la présence de cuivre dans les échantillons

➔ Les requérants mettent en cause la phrase de l’article sur le cuivre. On y lit :

« L’étude ne s’étend pas, curieusement, sur les nombreux échantillons retrouvés “contaminés” au cuivre, une substance massivement utilisée en agriculture biologique et candidate, elle aussi, à la substitution (soupçonnée d’être génotoxique, elle s’accumule dans les sols et dans l’organisme). »

Pour MM. Soltages et Breuzet, cette phrase « laisse entendre qu’on chercherait à nous cacher quelque chose pour préserver l’agriculture biologique » et « ne fournit pas d’informations » sur la toxicité du cuivre dont des études démontrent, selon eux, qu’il n’est pas génotoxique.

En réponse à ce grief, Mme Woessner écrit que l’étude publiée par PAN-Europe « mentionne bien la présence de cuivre dans les résidus mesurés » mais maintient qu’elle « ne s’attarde pas” […] sur ses inconvénients » alors qu’« une récente étude de Santé Publique France a montré la présence préoccupante de cuivre dans l’organisme des enfants consommant davantage de légumes bio ». Elle ajoute que « les effets génotoxiques [du cuivre] ne sont en effet pas avérés (comme pour la plupart des molécules citées par PAN-Europe), mais ils ne peuvent être totalement écartés ».

Le CDJM constate que Mme Woessner écrit dans sa réponse que des échantillons contaminés au cuivre sont pris en compte dans l’étude, alors que dans son article, les mots « ne s’étend pas curieusement » laissent planer le doute sur leur prise en compte. Mais il estime que cette expression relève de l’opinion de la journaliste plus que d’une inexactitude factuelle.

Concernant la génotoxicité du cuivre, les requérants s’appuient sur une étude scientifique qui « rejette l’idée que le cuivre soit génotoxique » et en citent un extrait où on lit : « Dans des conditions normales d’utilisation, le cuivre est peu susceptible d’être génotoxique. »

Mme Woessner s’appuie dans sa réponse au CDJM sur une autre étude pour mettre en doute la non-génotoxicité du cuivre. Il est regrettable qu’elle ne cite pas cette source dans l’article en cause.

Le CDJM constate que les requérants et l’auteure de l’article se rejoignent pour dire l’une, que les « les effets génotoxiques [du cuivre] ne sont en effet pas avérés […] mais ne peuvent être totalement écartés », les autres, que « dans des conditions normales d’utilisation, le cuivre est peu susceptible d’être génotoxique ». Mme Woessner a choisi dans l’article d’écrire que le cuivre est “soupçonné” d’être génotoxique, ce qui relève de sa liberté éditoriale.

6. Sur la nature des fruits et légumes étudiés à Harvard

➔ La seconde étude citée dans l’article du Point est une étude épidémiologique publiée par l’université Harvard, aux États-Unis, portant sur 160 000 personnes. Elle est consacrée à l’évaluation de « l’association entre la consommation de fruits et légumes, classés selon leur niveau de résidus de pesticides, et la mortalité totale et par cause de décès ». À deux reprises, les requérants estiment que l’article du Point « induit le lectorat en erreur » en « parl[ant] de consommateurs de bio alors que l’étude ne porte pas sur le bio ».

Mme Woessner écrit au CDJM que si elle a fait allusion aux consommateurs de bio dans l’analyse de cette étude, c’est que celle-ci porte sur « l’effet comparé sur la santé des fruits et légumes “à forte teneur en résidus de pesticides” versus ceux “à faible teneur en pesticides” ». Ce qui, écrit la journaliste au CDJM, « induit inévitablement un impact du mode de production, biologique ou conventionnel ».

Le CDJM considère qu’il s’agit d’une interprétation du texte de l’étude, qui ne distingue pas les produits bios des autres : « Nous n’avons pas pu prendre en compte le fait que les fruits et légumes étaient cultivés de manière conventionnelle ou biologique », précisent les auteurs. Relier formellement les résultats de cette étude à la problématique bio / non-bio n’est pas exact.

7. Sur la méthode utilisée par les scientifiques de Harvard

➔ Les requérants reprochent à l’auteure de remettre en cause la méthodologie de cette seconde étude « sans s’appuyer sur des scientifiques » ce qui, écrivent-ils, « induit en erreur les lecteurs qui pourraient penser que l’étude est sujette à caution, alors que rien ne vient accréditer cela, à part l’opinion de la journaliste qui rédige ».

Mme Woessner répond que « la méthodologie de l’étude est bel et bien sujette à controverse, ainsi que l’attestent les très nombreux spécialistes qui ont eu à s’exprimer au fil des ans sur ces grandes cohortes observationnelles » et que « ces limitations [de l’étude] sont explicitées dans l’article ». Elle appuie son argumentation sur un communiqué de l’Académie de médecine et l’analyse d’un journaliste américain publiée le 6 juin 2022 sur le site de l’American Council on Science and Health (ACSH).

Mme Woessner cite enfin dans sa réponse au CDJM un entretien que lui a accordé le professeur Denis Corpet, ancien professeur « Hygiène et Nutrition humaine » à l’École nationale vétérinaire de Toulouse et ancien directeur de l’équipe Inra « Aliments et Cancers ». Celui-ci évoque les auteurs de l’étude publiée par l’université Harvard en ces termes : « L’équipe de Harvard travaille depuis très longtemps, et reste l’une des meilleures équipes d’épidémiologie du monde. Les cohortes sur lesquelles elle appuie ses travaux, constituées au départ d’infirmières et de membres du personnel de santé, permettent des analyses solides. » Cet entretien a été publié sur le site du Point le 3 juin 2022.

Le CDJM observe que les arguments de Mme Woessner, qui ne figurent pas dans l’article objet de la saisine, ne démontrent pas que la méthodologie de cette étude soit « sujette à controverse ». Le communiqué de l’Académie de médecine de 2018 cité par Mme Woessner porte sur une autre étude, jugée par les académiciens « intéressante » mais ayant « un certain nombre de biais méthodologiques » : on ne peut conclure de ce communiqué que toutes les études portant de grandes cohortes observationnelles sont sujettes à caution. L’article publié sur le site de l’association ACSH aux États-Unis reprend en substance les mêmes réserves que celles formulées par l’article du Point du 29 mai. Mieux, les propos du Pr Denis Corpet interrogé par Mme Woessner une semaine plus tard valident la méthodologie de l’étude.

L’expression « méthodologie extrêmement fragile » utilisée dans l’article du Point est une opinion de l’auteure. Aucun élément autre que quelques étapes du processus suivi par les chercheurs simplement cités n’est apporté pour étayer son point de vue et démontrer que l’étude serait aussi « fragile » qu’elle le dit. Le grief d’inexactitude est fondé.

8. Sur l’interprétation de la surmortalité constatée dans l’étude de Harvard

Il est écrit le 29 mai 2022 dans l’article du Point que les auteurs de l’étude « ont voulu calculer une surmortalité éventuelle des personnes les plus exposées [aux résidus de pesticides, ndlr]. Et ils ne l’ont pas trouvée ». Une phrase attribuée aux chercheurs est citée : « L’exposition aux résidus de pesticides par l’alimentation peut compenser les avantages liés à une faible consommation. » Puis l’auteure ajoute que cette explication est « une interprétation libre, que strictement rien ne démontre, mais qui permet d’ouvrir la discussion, les auteurs prenant le soin de préciser que “les preuves manquent” sur “les effets à long terme sur la santé de l’exposition aux pesticides par l’alimentation” ».

MM. Soltages et Breuzet estiment que c’est une façon inexacte de présenter le résultat de l’étude américaine analysée. Ils résument ce résultat ainsi :

« Les fruits et légumes (F&L) étant bons pour la santé, on s’attendrait à ce que des personnes consommant beaucoup de F&L aient une mortalité plus faible. Or ce n’est justement pas ce que retrouve l’étude. S’agissant des F&L habituellement les plus exposés aux pesticides, il n’a pas été retrouvé de bénéfice [de leur consommation, ndlr] sur la mortalité. »

Ils ajoutent : « Les auteurs identifiant une différence sur la mortalité entre la consommation de F&L habituellement fortement exposés aux pesticides et les F&L habituellement peu exposés aux pesticides, il n’est pas possible de ne rien en conclure […] Le fait de dire qu’il ne faudrait rien conclure de cette différence est une tromperie. »

Dans la réponse qu’elle a adressée au CDJM, Mme Woessner maintient sa lecture de ces travaux. Elle écrit que « les chercheurs ont effectivement constaté que la consommation de produits à forte teneur en résidus de pesticides n’était pas liée à la mortalité toutes causes. En revanche », ajoute-t-elle, « ils ont trouvé que la consommation de produits à faible teneur en résidus de pesticides était inversement corrélée à la mortalité toutes causes confondues, “ce qui suggère que l’exposition aux résidus de pesticides par le biais de l’alimentation peut compenser l’effet bénéfique de la consommation de [fruits et légumes] sur la mortalité”, écrivent-ils ».

Elle conclut que cette étude « montre un “signal intéressant” engageant à poursuivre les recherches, mais ne démontre rien » et affirme que « ce fait est avéré, et confirmé par les auteurs de l’étude eux-mêmes ».

​​Le CDJM constate que l’étude, dans sa partie « discussion », apporte bien des nuances et des réserves aux résultats décrits, et invite à des recherches complémentaires. Il considère d’autre part que dans son compte-rendu, Mme Woessner choisit une présentation des conclusions (il n’est pas démontré que la consommation de fruits et légumes à forte teneur en résidus de pesticides ait un impact sur la mortalité) différente de la conclusion principale de l’étude (l’exposition aux résidus de pesticides par le biais de l’alimentation peut annuler certains avantages bien documentés de la consommation de fruits et légumes sur la mortalité). Ce choix conduit à une présentation incomplète des conclusions.

Le CDJM s’interroge en outre sur le sens d’une phrase attribuée dans l’article aux auteurs américains de l’étude : « L’exposition aux résidus de pesticides par l’alimentation peut compenser les avantages liés à une faible consommation. » L’expression « les avantages liés à une faible consommation », pour le moins paradoxale, ne figurant pas dans l’étude, cette phrase apparaît comme un résumé rapide de cette étude propre à induire les lecteurs en erreur.

9. Sur l’absence d’offre de réplique aux journalistes et chercheurs concernés

➔ A l’appui du grief d’absence d’offre de réplique, MM. Soltages et Breuzet écrivent que « un certain nombre d’acteurs sont mis en cause sans que ceux-ci soient sollicités » ; ils citent PAN-Europe, Le Monde et le journaliste « mis en cause pour avoir relayé l’étude, et les auteurs de l’étude américaine mis en cause à la fois pour leur méthodologie et leur conclusion mais [qui] ne sont jamais sollicités ». Ils s’étonnent également que des « scientifiques, experts du domaine, ne [soient] jamais sollicités pour donner leur éclairage sur cette étude ».

La journaliste du Point répond ainsi à ce grief : « Il est faux de prétendre qu’aucun expert du domaine n’a été sollicité, ainsi que je viens de le démontrer. Le Monde n’est pas cité dans l’article du Point, pas plus que “le journaliste mis en cause pour avoir relayé l’étude” qui, lui, s’est en revanche autorisé à des attaques publiques contre ma personne d’une rare violence – et depuis 2018, en réalité ».

Le CDJM relève dans l’article du Point du 29 mai 2022 la phrase : « Dans la foulée, un grand quotidien vespéral examinait une étude américaine, parue en janvier dans la revue Environment International, mais restée confidentielle, selon laquelle “les résidus de pesticides pourraient annuler le bénéfice sanitaire des fruits et des légumes”. » Certes, le nom du Monde n’est pas écrit, mais l’expression « un grand quotidien vespéral » désigne traditionnellement ce journal, seul quotidien français paraissant le soir.

L’article du Point, qui annonce en titre « Pesticides : quand la presse française devient folle » laisse entendre que certains titres, dont « un grand quotidien vespéral » donc, se sont associés volens nolens à une campagne présumée du « lobby bio ». Il ne fait reposer ce soupçon sur aucun autre élément factuel que les publications des médias cités ou évoqués. Le CDJM considère que cette mise en cause relève de la « liberté de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial » entre confrères décrite par l’article 12 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes, qui, en l’absence d’accusations factuelles précises, n’impose pas d’offre de réplique.

Le CDJM note que l’article en cause propose des liens vers des articles liés peu ou prou à la démonstration de l’auteure. Mais aucun d’eux ne porte spécifiquement sur l’étude de PAN-Europe ou celle de l’université Harvard. Aucun expert des sujets de ces études n’est sollicité. Les auteurs de ces publications n’ont pas à l’évidence non plus été sollicités pour répondre aux questions que leurs travaux posent selon Mme Woessner, par exemple lorsque la journaliste se demande pourquoi l’association Pan-Europe « ne s’alarme pas des traces de médicaments et d’hormones œstrogéniques, legs de la consommation de pilule, retrouvés dans l’eau du robinet » ou note que son « étude ne s’étend pas, curieusement, sur les nombreux échantillons retrouvés “contaminés” au cuivre ». De même, l’équipe de chercheurs de Harvard n’a pas été sollicitée à propos de la méthodologie de leur étude qui, pourtant, lit-on dans l’article objet des saisines serait « extrêmement fragile » et soulèverait « foule de questions ». L’offre de réplique n’a pas été faite.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 octobre en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’offre de réplique n’a pas été respectée à plusieurs reprises par Le Point, et que l’obligation d’exactitude et de véracité a été enfreinte sur quatre des huit points soulevés par les requérants.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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