Avis sur la saisine n° 22-056

Adopté en réunion plénière du 10 janvier 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 juin 2022, Mme Camille Szklorz a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 18 juin 2022 par Le Monde et titré « Dakhla, une lagune dans le vent », consacré à un site touristique dans la partie du Sahara occidental contrôlée par le Maroc. La requérante formule deux griefs : non-respect de l’exactitude et la véracité des faits d’une part, confusion entre publicité et information d’autre part.

Selon elle, ​​« tout le contenu de l’article est faussé » par une « invisibilisation du conflit en cours et des problématiques locales » et une « erreur de localisation » : Dakhla, écrit-elle, « est située au Sahara occidental » et non au Maroc « “force occupante” aux yeux de l’ONU ». Elle cite dans sa saisine une série de faits liés à la situation géopolitique de la région, et reproche à l’auteur de ne pas y faire référence.

À l’appui du grief de confusion entre information et publicité, elle affirme que « le style et le sujet ressemblent au travail d’un influenceur voyage» et que l’article « relève plutôt d’une publicité touristique » .

Le 21 juin 2022, Mme Camille Szklorz a adressé par courriel un complément à sa saisine. Elle y prend acte que Le Monde a procédé à une mise à jour de l’article le 20 juin, en ajoutant un paragraphe et une carte pour expliciter le contexte géopolitique de la région de Dakhla. Mais elle considère qu’une phrase de cet ajout est inexact : « La zone est aujourd’hui contrôlée à 80 % par le Maroc tandis que la République arabe sahraouie démocratique n’exerce son influence que sur ses marches orientales et méridionales (20 %). » Mme Szklorz considère que les faits devraient être exposés ainsi : « La zone est occupée à 80 % par le Maroc. Un mur militaire marocain de 2 700 kilomètres coupe le territoire en deux, laissant les 20 % restant sous le contrôle de la République arabe sahraouie démocratique. »

Elle réitère son second grief en affirmant que « la forme et le contenu relèvent de la publicité, et [que] les mentions des hôtels et lieux à visiter en bas d’article le confirment ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste. D’une part :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

D’autre part :

  • Il doit « refuser et combattre, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
  • Il doit « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste » et « n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 9).

Réponse du média mis en cause

Le 22 juin 2022, le CDJM a adressé à Mme Caroline Monnot, directrice de la rédaction du Monde, un courrier l’informant de cette saisine mais aussi des arguments développés dans le courriel du 21 juin et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 13 novembre 2022, M. Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs du Monde, a adressé une réponse au CDJM. Il indique que Le Monde a « apporté les éléments complémentaires nécessaires, et ce dans un délai raisonnable » sur les points qualifiés d’inexacts par la requérante.

Il précise que les reportages de la rubrique Voyage, dont l’article en cause, répondent au principe suivant :

« Quand cela est possible, nous négocions une prise en charge du transport et de l’hébergement par les offices du tourisme des régions que nous couvrons. Nous nous engageons en échange à les citer dans le carnet de route qui accompagne le reportage, par la mention “Notre journaliste a organisé son reportage avec l’aide de…”. Cette mention nous semble apporter la transparence nécessaire : le lecteur est informé que ce reportage a été organisé avec le soutien de l’organisme cité. […] Notre démarche vise à être transparents vis-à-vis de nos lecteurs sur la manière dont certains de nos reportages sont organisés, sachant que nous finançons par ailleurs nous-mêmes une grande partie de nos reportages Voyage. Elle n’influe en rien sur nos contenus éditoriaux, car nous ne nous engageons jamais à citer tel hébergement, tel parcours ou telle visite dans l’article s’ils ne correspondent pas à notre angle et à nos attentes journalistiques. »

Dans un entretien téléphonique, le 13 décembre 2022, l’auteur de l’article, M. Thomas Doustaly, a expliqué en substance au CDJM que dans les pages Style – Voyage, Le Monde « ne rentre pas dans la politique », les questions politiques ou diplomatiques étant traitées dans d’autres rubriques. Il ajoutait que les choix des sujets de la rubrique sont strictement ceux du Monde, et que l’écosystème du journalisme de voyage est basé sur l’invitation du journaliste, précisant qu’il n’y a aucun flux d’argent mais que le journaliste est logé gratuitement. Il se félicite de la règle, « inspirée d’une pratique du New York Times » d’indiquer « qui nous a financé ».

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM précise en préalable que son rôle n’est pas de porter un jugement sur la situation géopolitique du Sahara occidental ou sur la légalité, au regard du droit international, de l’exploitation touristique du site de Dakhla par des entreprises marocaines et/ou européennes, mais de se prononcer sur le respect de la déontologie du journalisme.

➔ L’article en cause est publié dans la rubrique intitulée « Le Goût du Monde – Voyager dans le monde ». Il s’agit d’un reportage sur la baie de Dakhla, qualifiée de « paradis pour les oiseaux migrateurs, la biodiversité en général et les amateurs de kitesurf en particulier » et sur sa proche région. Le site et ses équipements touristiques sont décrits. L’auteur est M. Thomas Doustaly, spécialisé au Monde dans les reportages sur les destinations touristiques. Il se présente sur le réseau LinkedIn comme « Journaliste / Travel Reporter ».

➔ Le premier grief formulé par Mme Camille Szklorz, la requérante, est « l’invisibilisation du conflit en cours et des problématiques locales ». Le CDJM observe que dans la rubrique Voyage où est publié cet article, le lecteur n’attend pas un exposé de la situation politique – alors que son absence serait une faute déontologique dans les pages internationales.

Le CDJM estime cependant qu’une mise en contexte sur les questions géopolitiques concernant un sujet aussi débattu que le dossier du Sahara occidental se justifiait. Il prend acte de ce que Le Monde a effectué une mise à jour en ce sens le 20 juin à 16 h 04, laquelle est explicitée pour le lecteur comme un « ajout du contexte géopolitique de la région et d’une carte ». Cette mise à jour intervient dès le sous-titre de l’article. Les mots « en territoire contesté » y ont été ajoutés par rapport à la version originelle : « À l’extrême sud du Maroc, en territoire contesté, cette immense étendue d’eau salée avec ses plages de sable blanc est le spot idéal pour les kitesurfeurs. Elle est aussi un paradis pour les oiseaux migrateurs. »

Le deuxième paragraphe de l’article constitue l’essentiel de cet ajout. Il est précisé sans ambiguïté que le Sahara occidental « fait l’objet d’un litige international non soldé », qui est résumé en quelques lignes. Ce texte est accompagné d’une carte de la zone de Dakhla, dans laquelle est insérée une carte de la côte nord-ouest de l’Afrique où est faite nettement la distinction entre le Maroc, en mauve clair, et le Sahara occidental, en mauve plus foncé, les deux zones étant séparées par une ligne de pointillés. Dakhla y est située dans la partie désignée comme Sahara occidental. Cet ajout ne rectifie aucune erreur factuelle qui aurait figuré dans l’article publié le 18 juin ; il apporte une contextualisation utile.

La requérante souligne également que l’article reste signé « Thomas Doustaly (Dakhla – Maroc) » et que la légende des photos « mentionne toujours » « Dakhla (Maroc) ». Le CDJM estime que cela n’ôte rien au fait que le lecteur est clairement informé de la problématique concernant la souveraineté de cette région.

Mme Szklorz estime qu’il aurait fallu écrire que la zone est « occupée » par les Marocains et non qu’elle est « contrôlée » par eux, et préciser qu’« un mur militaire marocain de 2 700 km coupe le territoire en deux ». Le CDJM souligne que ce choix d’un terme relève de la liberté éditoriale du journaliste, pas d’une inexactitude factuelle : la zone concernée est bien « sous le contrôle » des autorités marocaines. En outre, la précision sur l’existence d’un mur militaire ne s’impose pas dans un article dont le sujet n’est pas la crise du Sahara occidental depuis plus de quarante ans, mais le tourisme à Dakhla.

Mme Szklorz déplore enfin que l’article n’aborde pas l’exploitation des ressources halieutiques, le développement touristique comme moyen d’intégrer le Sahara occidental dans le Maroc, l’absence d’interlocuteurs sahraouis ou la répression des militants sahraouis.

Pour le CDJM, il s’agit là de choix rédactionnels liés à l’angle de l’article et à la rubrique qui le publie, pas d’inexactitudes.

➔  Le second grief formulé par Mme Szklorz est celui de confusion entre publicité et information. Pour elle, « le style et le sujet ressemble au travail d’un influenceur voyage. Le vocabulaire parle de lieu “paradisiaque”, “paradis”, “biodiversité”, “site grandiose”, etc. ». Elle considère que la sélection d’équipements touristiques et de lieux remarquables qui figure sous la mention « Carnet de route » dans un encadré en pied de l’article « confirme » ce caractère publicitaire.

Le CDJM rappelle que dans une rubrique Voyage, il est rare de dire que le lieu auquel est consacré un reportage n’a aucun intérêt. Son essence même est de guider le lecteur de manière positive dans ses choix de destination, d’hébergement, de restaurants, de visites… Dans ce but, tous les articles finissent par des indications pratiques. Cela ne signifie par forcément une démarche publicitaire, laquelle impliquerait un droit de contrôle du contenu en échange du financement de l’article.

En l’occurrence, M. Doustaly explique que le choix de consacrer un reportage dans les pages Style – Voyage à Dakhla a été un choix éditorial. M. Gilles Van Kote précise au nom du Monde que « nous ne nous engageons jamais à citer tel hébergement, tel parcours ou telle visite dans l’article s’ils ne correspondent pas à notre angle et à nos attentes journalistiques ». Ce choix éditorial comme les engagements de la direction du Monde peuvent être critiqués, mais rien ne permet de conclure que l’article en cause ait été soumis à validation de personnes extérieures à la rédaction du Monde.

Mme Szklorz reproche au journaliste d’avoir été « pris en charge par un hôtel, Dakhla Attitude ouvert par la cousine du roi Mohamed VI pionnière dans le développement touristique, bénéficiant des autorisations royales pour privatiser le désert, ouvrir de nombreux hôtels, et lancer des festivals ». Elle affirme qu’« en conséquence, le journaliste manque clairement d’indépendance. Il fait l’éloge touristique du lieu, et de la publicité pour l’hôtel Dakhla Attitude ».

Dans sa réponse, M. Van Kote explique au CDJM que « l’office du tourisme marocain nous a renvoyé vers l’hôtel Dakhla Attitude, cité dans le carnet de route, qui a hébergé notre journaliste. Cela n’a pas empêché celui-ci de citer quatre autres hébergements qui n’avaient contribué en rien au financement de ce reportage, ce qui atteste du libre choix de l’auteur de l’article ». Il ajoute que « si l’offre d’hébergement de Dakhla Attitude n’avait pas correspondu aux critères définis par notre rubrique Voyage, nous ne l’aurions évidemment pas cité ». De son côté, dans son échange avec le CDJM, M. Doustaly expliquait que lorsqu’il est invité dans un hôtel qui ne lui plaît pas, il n’en parle pas, pour « ne pas être négatif » dans ces pages Voyage.

Le CDJM constate que le nom de cet hôtel est mentionné trois fois dans l’article et qu’un paragraphe sur les dix-huit que compte l’article lui est consacré :

« Idéal pour le kite, Dakhla Attitude est le plus ancien hébergement de la baie et celui qui bénéficie du plus bel emplacement sur la lagune. Sa base nautique, devenue mythique dans la communauté des kitesurfeurs, propose tous les sports de glisse sur l’eau, dont le wing foil, la dernière nouveauté à la mode. »

Cette description factuelle est conforme à ce que l’on peut lire en ligne de la part des hôtes de cet hôtel, bien que quelques-uns ajoutent des commentaires négatifs sur son entretien. En outre, si l’hôtel Dakhla Attitude est cité en premier dans le carnet de route, quatre autres hôtels sont effectivement cités.

➔ Le CDJM prend acte qu’il est indiqué à la première ligne du Carnet de route : « Notre journaliste a organisé son voyage avec l’aide de Dakhla Attitude » et que cette mention relève d’une politique systématique du Monde. Il considère cependant que la formule « a organisé son voyage avec l’aide de » n’indique pas clairement pour le public que le reportage, comme l’écrit M. Van Kote « a été organisé avec le soutien de l’organisme cité », soutien financier réel bien qu’indirect, puisque les frais de séjour du journaliste ont été assumés par un tiers.

➔ Le CDJM invite les rédactions à partager ce souci de transparence vis-à-vis du public des reportages sur destinations touristiques et à faire mention, à l’intention des lecteurs, téléspectateurs ou auditeurs, de manière claire et sans ambiguïté, que l’article ou l’émission a été réalisé sur invitation, en précisant la qualité de celui qui a invité et financé.

Conclusion

Le CDJM réuni le 10 janvier 2023 en séance plénière estime que les règles déontologiques de respect de l’exactitude et de la véracité des faits et de distinction entre journalisme et publicité n’ont pas été enfreintes.

La saisine est déclarée non fondée.

Cette décision a été prise à l’issue d’un vote (21 voix pour, 4 voix contre, 1 abstention).

Le représentant de la Société des lecteurs du Monde et Yann Plougastel, représentant de la CFDT et journaliste au Monde, se sont déportés et n’ont pas participé aux débats du CDJM sur cette saisine.

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