Avis sur la saisine n° 22-042

Adopté en réunion plénière du 12 juillet 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 11 mai 2022, Mme Cathy Ba a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 14 avril 2022 par Le Figaro et titré : « “Je refuse catégoriquement d’être mère” : quand on a été maltraité enfant, comment ne pas devenir maltraitant », rédigé par Mme Madeleine Meteyer, journaliste.

Mme Ba expose au CDJM avoir « accepté de participer sur un groupe Facebook à un article d’une journaliste Madeleine Meteyer sur la reproduction des violences des personnes ayant connu des violences enfant ». Elle dit « avoir été choquée [à la lecture de l’article] car les faits ont été déformés, avec des jugements de valeur » et formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits et de la dignité humaine.

Elle détaille ainsi ces griefs :

  • Sur l’inexactitude : « Ma mère n’est pas autiste mais dépressive ; mon père n’a jamais menacé quelqu’un de mort ; je n’ai jamais dit que je préférerais les hommes à ma fille… mais que je dépendais du regard des hommes (dépendance affective) ; l’article me fait passer pour une mauvaise mère alors que j’ai été victime d’un placement abusif en centre maternel. »
  • Sur l’atteinte à la dignité, la requérante relève la phrase « Cathy reste de celles qui restent victimes toute leur vie », qu’elle commente ainsi : « Quel jugement sur une simple interview de quinze minutes… » Elle cite également l’expression « une rousse décolorée aux sourcils très fins et à l’allure de SOURIS [le choix des caractères en capitales est celui de la requérante, ndlr] » qu’elle commente en écrivant : « Déjà, je ne suis pas rousse, et quel intérêt ? Surtout la ressemblance avec un rongeur… »

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité », selon le devoir no 1 de la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon l’article 1 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon l’article 3 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).
  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « respectera la dignité des personnes citées et/ou représentées et informera les personnes interrogées que leurs propos et documents sont destinés à être publiés. Il/elle fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).

Réponse du média mis en cause

Le 20 mai 2022, le CDJM a adressé à M. Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, avec copie à Mme Madeleine Meteyer, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 31 mai 2022, Mme Bénédicte Wautelet, directrice juridique de la Société du Figaro a répondu que « la recevabilité de cette saisine nous apparaît en totale contradiction avec l’objet même de votre Conseil. En effet, il apparaît que Mme Ba se borne à reprocher à cet article son exactitude en ce qui concerne la reprise de son interview et regrette la description physique qui est faite de cette dernière. Or, vous ne pouvez ignorer que le droit de la presse offre à la plaignante les outils juridiques pertinents pour apporter ses observations, notamment en sollicitant un droit de réponse à cet article. En outre, il convient de noter que le portrait dressé de l’interviewée – y compris si celui-ci n’est pas du goût de l’intéressée – s’inscrit dans la pratique courante de la presse qui ne peut en aucune manière être désapprouvée par votre association ».

Analyse du CDJM

➔ En préambule, le CDJM rappelle qu’il n’est pas saisi et ne peut être saisi au titre du droit de réponse, ouvert par l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à toute personne nommée ou désignée. Mais, « instance de médiation entre les journalistes, les médias, les agences de presse et les publics sur toutes les questions relatives à la déontologie journalistique » comme écrit dans ses statuts, il est compétent pour se prononcer sur la conformité du traitement journalistique d’une information au regard des obligations déontologiques.

➔ L’article en cause porte sur les répercussions des mauvais traitements à enfant d’une mère qui a elle-même subi des mauvais traitements dans son enfance. La journaliste, Mme Madeleine Meteyer, a interrogé trois femmes et cite deux psychologues auteurs de livres sur le sujet. Une des témoins, la seule identifiée, n’a pas reproduit les violences subies ; une autre a renoncé à avoir des enfants par crainte d’être à son tour violente ; la troisième, la requérante, s’est vu retirer son enfant par les services sociaux. Ces deux dernières témoins sont identifiées par leur seul prénom.

Sur le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits

La requérante développe quatre arguments pour affirmer que l’article est inexact factuellement.

  • « Ma mère n’est pas autiste mais dépressive. » Le CDJM observe que si le mot « autiste » figurait dans l’article mis en ligne le 14 avril 2020, il a été retiré après une mise à jour intervenue le 9 mai.
  • « Mon père n’a jamais menacé quelqu’un de mort. » Cette affirmation n’est ni écrite ni suggérée dans l’article. Mme Meteyer écrit, à propos de la réquérante, que « son père a fait n’importe quoi : insultes, brimades et que sa mère, une femme battue, n’a rien pu faire ». Ce ne peut être compris comme l’expression de menaces de mort.
  • « Je n’ai jamais dit que je préférerais les hommes à ma fille… mais que je dépendais du regard des hommes (dépendance affective). » Là encore, ce n’est dit nulle part dans l’article. La journaliste rapporte cette citation de la requérante, à propos de sa fille qui lui a été retirée : « […] Elle se tait un instant. “Parfois, je me dis que ce n’est pas plus mal… Je ne l’aurais sans doute pas aimée autant que les hommes… J’avais trop besoin d’hommes dans ma vie.” » C’est la requérante qui interprète cette dernière phrase comme l’affirmation d’une préférence, alors que son propos la décrit s’interrogeant sur sa capacité à aimer sa fille autant que les hommes. La journaliste elle-même n’affirme rien.
  • « L’article me fait passer pour une mauvaise mère alors que j’ai été victime d’un placement abusif en centre maternel. » L’article ne dit pas que la requérante est une mauvaise mère, mais que sa fille lui a été retirée quand elle avait deux mois. La journaliste cite simplement la requérante : « “On ne m’a pas fait confiance”, soupire-t-elle. “Comme je suis anorexique, les services sociaux ont pensé que je n’allais pas la nourrir…” » Ces propos de la requérante attribuent indirectement l’idée qu’elle puisse être une « mauvaise mère » à des tiers, en l’occurrence les services sociaux. La journaliste s’est contenté de les reproduire, sans que son article accrédite l’interprétation qu’en fait la requérante.

Le CDJM note que cette correction n’a pas été portée à la connaissance des lecteurs du Figaro.

Le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité ne peut donc être retenu.

Sur le grief d’atteinte à la dignité

La requérante met en avant à l’appui de ce grief la phrase : « Cathy reste de celles qui restent victimes toute leur vie », et la description physique qui est faite d’elle.

Le CDJM ne conteste pas que faire le portrait physique d’une personne interrogée « s’inscrit dans la pratique courante de la presse », comme l’écrit la directrice juridique de la Société du Figaro dans sa réponse. Sans se prononcer sur l’expression « rousse décolorée à l’allure de souris » – la comparaison avec une souris pouvant être perçue comme repoussante ou au contraire plaisante –, il s’interroge cependant sur son utilité par rapport à l’objet de l’article.

Le CDJM souligne que les femmes citées dans l’article du Figaro, et en premier lieu la requérante, peuvent être considérées comme des « personnes interrogées vulnérables » pour lesquelles la Charte d’éthique mondiale de la FIJ invite les journalistes à faire « preuve d’une attention particulière ». Il note que certaines phrases qui ne sont pas des citations mais sont prises à son compte par la journaliste du Figaro peuvent être perçues comme stigmatisantes. Par exemple, « Cathy reste de celles qui restent victimes toute leur vie », ou l’allusion, plus haut, à des « vies pourries de la queue au trognon, comme celle d’Hitler » (sic). Il rappelle que la bonne pratique du journalisme suggère que les victimes de malheurs ne soient pas amenées à souffrir une seconde fois du fait de leur représentation dans les médias.

Le grief de non-respect de la dignité est retenu.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 22 juillet 2022 en séance plénière, estime que l’article du Figaro en cause respecte l’obligation déontologique du respect de l’exactitude et de la véracité des faits mais pas celle de respect de la dignité humaine concernant des personnes vulnérables.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

Mis à jour le 8/9 à 19h. Erreur dans le nom de la journaliste.

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