Avis sur la saisine n° 22-039

Adopté en réunion plénière du 13 septembre 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 29 avril 2022, Mme Sarra Hammani a saisi le CDJM à propos d’un article diffusé le 27 avril 2022 par Le Figaro sur son site Internet et désormais titré « L’étrange changement de pied des Insoumis sur l’inéligibilité des coupables de propos racistes ». Le CDJM est saisi par Mme Hammani pour non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits. La requérante écrit que « l’article traite d’une condamnation de Taha Bouhafs après une plainte de Linda Kebbab » et considère que « le journaliste qui a rédigé l’article fait preuve d’inexactitude à deux reprises » : dans le titre initial, en laissant entendre « que la condamnation aurait été prononcée pour incitation à la haine raciale », et dans « le chapeau [qui] évoque une culpabilité pour injure raciale ». Or, écrit Mme Hammani, « l’intéressé a en effet été condamné mais pour injure publique à raison de l’origine ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon l’article 3 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).

Réponse du média mis en cause

Le 5 mai 2022, le CDJM a adressé à M. Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, avec copie à M. Marius Bocquet, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 11 mai 2022, Mme Bénédicte Wautelet, directrice juridique de la Société du Figaro, a répondu au CDJM par courrier. Elle estime qu’il n’y a « aucun manquement déontologique » dans l’article incriminé. « En effet, écrit Mme Wautelet, il n’est reproché à cet article que son choix de titraille et de chapô, que Mme Hammami peut contester mais qui relève de l’appréciation de nos journalistes. »

Mme Wautelet précise également : « Aussi et afin de clore toute litige qui vous semblerait persister, il convient de vous indiquer que le titre de l’article en cause a été modifié, tel que consultable dans la version en ligne depuis le 29 avril, soit deux jours après la publication initiale de cet article. »

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM observe en préambule que le titre, le texte d’introduction (appelé « chapô » dans le jargon des journalistes) ou l’illustration d’un article sont des éléments d’information du public qui doivent, comme le texte principal d’un article, respecter les règles déontologiques. Il rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur le caractère des propos de M. Bouhafs, mais d’analyser si l’évocation de sa condamnation respecte les termes du jugement du tribunal correctionnel de Paris.

➔ L’article du Figaro publié en ligne le 27 avril 2022 à 16 h 31, mis en cause par le requérant, a comme titre : « L’étrange changement de pied des Insoumis sur l’inéligibilité des coupables d’incitation à la haine raciale. » Ce titre provoque des réactions sur le réseau social Twitter et une réponse du journaliste Marius Bocquet, le 29 avril à 18 h 58, qui ne convainc pas un usager, lequel écrit après diverses considérations : « Le conseil de déontologie journalistique va adorer : saisine envoyée. » Le 29 avril à 20 h 17, ce titre est ainsi modifié : « L’étrange changement de pied des Insoumis sur l’inéligibilité des coupables de propos racistes. »

➔ Le CDJM note qu’une injure publique n’est pas une incitation à la haine. La première relève de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881, la seconde de l’alinéa 5 de l’article 24 cette loi. L’injure est « une parole qui blesse d’une manière grave et consciente », selon la définition du Larousse ; « l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination » est, rappelle l’administration française, « le fait de pousser par son attitude des tiers à maltraiter certaines personnes, en raison de leur origine, de leur religion, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle ». On ne peut utiliser indifféremment l’une ou l’autre.

➔ Le CDJM prend acte que le titre initial erroné de l’article a été modifié le 29 avril par Le Figaro et que les mots « coupables d’incitation à la haine raciale » ont été remplacés par « coupables de propos racistes ». Compte-tenu de l’importance du manquement déontologique ainsi corrigé – confusion entre deux motifs de condamnation – le CDJM déplore cependant que Le Figaro n’ait pas signalé de façon explicite la correction effectuée à ses lecteurs, comme le prévoient les règles déontologiques..

➔ Il constate en outre que le chapô de l’article n’a pas été modifié. On y lit : « Autrefois favorable à l’inéligibilité des personnes condamnées pour incitation à la haine raciale, LFI s’apprête à investir aux législatives le journaliste Taha Bouhafs reconnu coupable d’injure raciale. » Ce rapprochement de deux incriminations, « incitation à la haine raciale » et « injure raciale », entretient une confusion préjudiciable à la compréhension des faits reprochés à M. Taha Bouhafs, notamment pour un lecteur qui se limiterait à prendre connaissance du titre et du chapô.

Une troisième incrimination – celle retenue par le tribunal correctionnel de Paris – est citée dans le corps de l’article où il est écrit que M. Taha Bouhafs « a […] été condamné en septembre dernier à 1 500 euros d’amende pour injure publique à raison de l’origine ».

➔ L’article 33 de la loi de 1881 dispose que « sera punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende l’injure commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

➔ Le CDJM note que dans son jugement, cité par plusieurs médias y compris Le Figaro dans le compte-rendu que ce journal en a fait le 29 septembre 2021, le tribunal correctionnel a estimé que les propos reprochés à M. Bouhafs sont « outrageants et méprisants envers Linda Kebbab [la policière et syndicaliste qualifiée par M. Bouhafs dans un tweet “d’Arabe de service”, ndlr] et qu’en les tenant, Taha Bouhafs s’est volontairement fondé sur son origine, à laquelle il l’a réduite, pour l’assigner à une place peu valorisante, voire dégradante pour une syndicaliste, d’alibi, ce qui par ailleurs a pour effet de décrédibiliser ses déclarations ». Le tribunal a prononcé la condamnation de M. Bouhafs pour injure publique à raison de l’origine, sans faire référence à l’appartenance de la personne injuriée à « une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

Le CDJM considère que les expressions « propos racistes » et « injure raciale » utilisés dans le corps de l’article ne correspondent pas aux termes de la décision du tribunal concernant M. Bouhafs.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 13 septembre 2022 en séance plénière, estime que l’obligation de rectification des erreurs a été respectée dans son principe. En revanche, celle d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée par Le Figaro.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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