Avis sur la saisine n° 22-011

Adopté en réunion plénière du 10 mai 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 décembre 2021, M. Eric Roux, agissant au nom de l’église de scientologie en qualité de vice-président de son bureau européen pour les affaires publiques et les droits de l’homme, a saisi le CDJM à propos d’un documentaire diffusé le 26 novembre 2021 par la chaîne RMC Story, dans la série titrée « La face cachée de… », un film titré « Tom Cruise et la scientologie, victime ou bourreau ? ».

Les griefs formulés par le requérant dans sa saisine sont les suivants : absence de contradictoire et d’offre de réplique, inexactitude des faits, accusations sans preuve, non-vérification des faits, absence de réserve.

Le vice-président du bureau européen de l’église de scientologie expose au CDJM que, contacté le 20 mai 2021 par M. Guillaume Garnier, journaliste de la société Genton Productions qui préparait un documentaire sur l’église de scientologie et ses liens avec l’acteur Tom Cruise, il a demandé au journaliste « une liste des questions [qu’il] souhaite[rait lui] poser ». Il a également informé qu’il ne répondrait à aucune question sur « les paroissiens de l’Église de Scientology, qu’ils soient Tom Cruise ou qui que ce soit d’autre ».

M. Roux explique que l’échange s’est poursuivi par courriel et oralement, mais, écrit-il, « en dépit du fait d’avoir clairement indiqué à M. Garnier que je souhaitais être interviewé pour porter la contradiction aux propos polémiques portant sur la Scientology (et non sur Tom Cruise), celui-ci ne m’a jamais recontacté ». Il conclut sur ce point qu’« avoir privé l’Église de toute faculté de s’exprimer sous prétexte qu’elle n’était pas intéressée par un reportage sur Tom Cruise est un grave manquement déontologique, puisque le reportage concerne manifestement la Scientology ».

Sur le second grief, le représentant de l’église de scientologie expose au CDJM que « l’équilibre du reportage repose essentiellement sur une thèse accablant l’Église de Scientology ». Il met ainsi en question le témoignage d’un certain M. Le Gall,  à propos duquel il écrit avoir « alerté »  M. Garnier et précise « déten[ir] les preuves qu’il était un affabulateur » et déplore que le journaliste ne lui ait pas « laissé un temps de parole pour [le] démontrer ». M. Roux conteste également les propos tenus dans le documentaire par un citoyen américain, M. Mark Bunker, qui dit que, « dans une affaire américaine concernant une dénommée Lisa Mac Pherson […], l’église a été poursuivie pour meurtre, tandis que la voix off rebondit sur ces propos en se référant à cette condamnation » alors que « l’affaire s’est conclue par un non-lieu ».

Il met aussi en cause les interviews du journaliste M. Arnaud Bedat, de Mme Marie Drilhon, présidente d’une association intitulée Association défense famille individu/Yvelines, de la journaliste Mme Catherine Schwaab, du psychiatre M. Stéphane Clerget. Il estime que ces personnes interviewées portent des accusations « d’une particulière brutalité et d’une extrême gravité [qui] appelai[ent] les concepteurs et diffuseurs de cette émission à faire preuve de la plus élémentaire prudence et les obligeai[en]t à offrir à l’Église de Scientology une possibilité de répondre, obligations dont ils se sont pourtant complètement affranchis ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon le devoir no 3 de la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich 1971).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon l’article 3 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).
  • Il s’assure que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon l’article 5 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).

Réponse du média mis en cause

Le 3 février 2022, le CDJM a adressé à M. Julien Lalande, directeur des productions éditoriales et des flux de RMC Découverte et RMC Story, avec copie à M. Guillaume Garnier, journaliste à la société Genton Productions, auteur du documentaire incriminé, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 15 février 2022, Mme Cindy Fleurdorge, juriste à la direction Contenus et médias de la société Altice Media, a répondu par courriel en invitant le CDJM « à se rapprocher de la société Genton Productions ».

Le 16 février 2022, M. Guillaume Garnier a écrit au CDJM en tant que « responsable éditorial » en précisant le faire « en accord avec Thibault Gitton et Guillaume Genton (réalisateurs et producteurs » du documentaire.

M. Garnier explique qu’il a proposé une interview à M. Roux, ès qualité de vice-président du Bureau européen de l’église de scientologie, dès le début de son enquête, le 20 mai 2021, et qu’au cours d’échanges oraux et écrits dans les jours qui ont suivi, a renouvelé sa proposition d’interview. Il écrit : « J’ai appelé [M. Roux] début juin pour lui proposer une date pour son interview et l’informer que nous entamions les tournages tout en lui précisant bien que nous avions des délais de livraison à respecter. » M. Garnier ajoute que M. Roux, « après un mois d’échanges et de nouvelles propositions d’interview, n’a jamais répondu concrètement à mes demandes, laissant plutôt penser qu’il cherchait à obtenir des informations sur le contenu du documentaire que sur une envie réelle d’y participer ».

Enfin, M. Garnier précise que M. Roux l’a contacté en décembre « après la diffusion pour [lui] dire qu’il était mécontent du traitement du documentaire et s’est subitement étonné de ne pas y figurer ». L’hypothèse d’un droit de réponse a été évoquée au cours de cette conversation, selon le journaliste, qui précise au CDJM que « depuis cet échange téléphonique, nous n’avons ni lui [M. Roux] ni moi repris contact pour concrétiser ce droit de réponse ».  

Analyse du CDJM

Le CDJM rappelle en préambule que son rôle n’est pas de refaire l’enquête, ni de rechercher la vérité, mais d’apprécier si les méthodes et le travail du journaliste ont respecté les règles de déontologie dont la profession de journaliste s’est dotée.

Le documentaire en cause est un film de 94 minutes. L’appartenance de Tom Cruise à l’église de scientologie en est le fil conducteur. Ce portrait de l’acteur en tant que « scientologue » est contextualisé par de longues séquences sur cette église, son fondateur, son implantation, les critiques ou accusations dont elle est l’objet.

Le documentaire a été mis en chantier au printemps 2021. Le journaliste Guillaume Garnier écrit le 20 mai 2021, en tant que « responsable éditorial » de ce projet, à M. Eric Roux, « président de l’Union des Églises de Scientology de France et vice-président du Bureau européen de l’Église de Scientology pour les affaires publiques et les droits de l’homme ». Il lui propose de l’interviewer « dans le cadre de [ses] fonctions au sein de l’église de scientologie ». Il liste les thèmes qu’il aimerait aborder : « l’histoire de la scientologie, ses croyances, sa pratique, son but, son statut en France et dans le monde mais aussi les fantasmes et les mystères qui entourent l’église de scientologie » et ajoute que « dans ce documentaire nous reviendrons également sur le lien entre la scientologie et les célébrités, et notamment l’acteur Tom Cruise ». Il conclut en proposant de « discuter de cette interview [et de] fixer ensemble, si vous le souhaitez, un rendez-vous ».

Le 24 mai 2021, M. Roux répond par courriel à M. Genton en lui demandant « une liste des questions que vous souhaiteriez me poser » et d’être « plus précis quant au format de votre documentaire (durée, angle, personnes interviewées, points traités…) ». Il ajoute qu’il ne « répond pas aux questions concernant des paroissiens de l’Église de Scientology, qu’ils soient Tom Cruise ou qui que ce soit d’autre ».

Le contact se poursuit avec un autre courriel de M. Garnier le 25 mai 2021, dans lequel le journaliste donne « quelques précisions supplémentaires sur le format du documentaire commandé par RMC Story : il s’agit d’un reportage de 90 minutes qui sera diffusé en prime time ». Il explique être « au début de son écriture » et que « le “brief” de la chaîne [document préparatoire qui présente les principaux points d’un projet de documentaire, ndlr] est de partir de la popularité de la scientologie, notamment auprès des stars et grâce à Tom Cruise pour ensuite décrire ce qu’est la scientologie ». Le journaliste prend acte du refus de M. Roux d’évoquer Tom Cruise – « cela ne me pose aucun problème », écrit-il. Il réitère la demande d’entretien en ces termes : « Ce que j’aimerais c’est que nous puissions parler avec vous du fond : l’origine de la scientologie, le fonctionnement de l’église de scientologie, les différences entre la France et les USA, sa pratique dans notre pays et dans le monde, et pourquoi la scientologie fascine autant ? »

Le 1er juin, nouveau courriel de M. Roux à M. Garnier. Le représentant de l’église de scientologie diffère sa réponse à la demande d’entretien. Arguant que le journaliste n’est « qu’au début de [son] écriture », il lui écrit : « Je vous propose de me recontacter lorsque vous aurez avancé suffisamment pour savoir précisément ce que vous mettrez dans le documentaire. En effet, je ne vois d’intérêt que si vous me donnez la parole pour répondre à ce que vous allez avancer (ou ce que d’autres vont avancer) dans le documentaire. Je me doute que vous allez relayer des rumeurs et des “polémiques” ».  Il conclut : « Si au cours de votre écriture vous avez des questions sur la scientology, son histoire etc., n’hésitez pas à me les transmettre, j’y répondrai volontiers. Et quand vous aurez fini la phase d’écriture, on en reparle. »

M. Roux comme M. Garnier précisent au CDJM que leurs échanges se sont poursuivis par téléphone en juin 2021 (M. Roux évoque deux conversations).

Dans sa saisine du CDJM, M. Roux estime « avoir clairement indiqué à M. Garnier qu’il souhaitait être interviewé pour porter la contradiction aux propos polémiques portant sur la Scientology ». De son côté, M. Garnier écrit dans sa réponse qu’au cours d’un appel téléphonique, il a « propos[é] une date pour son interview » à M. Roux, et l’a informé avoir « eu l’accord de l’UNADFI, association de défense des familles et victimes de sectes, et de M. Lucas Le Gall, auteur du livre Un milliard d’années, dans les secrets de la scientologie […] pour intervenir dans le documentaire ».

Deux principes sont ici en cause : un journaliste se doit de faire à une personne mise en cause une offre de réplique ; il doit lui indiquer le sujet de son enquête, en veillant cependant à protéger ses sources. Les droits et libertés attachés à la profession de journaliste n’autorisent pas un contrôle a priori du travail réalisé.

Pour le CDJM, il ressort des éléments communiqués que l’église de scientologie a été informée en amont du tournage de l’enquête du journaliste. Les échanges entre le journaliste et M. Roux ont débuté par une proposition d’interview. Le CDJM constate que la production a fourni ensuite à M. Roux suffisamment d’éléments pour qu’il puisse prendre sa décision de répondre ou pas à cette proposition, qui a été réitérée. Le CDJM estime que l’auteur de la saisine ne l’a pas formellement acceptée, conditionnant sa participation à une connaissance détaillée du contenu du documentaire, alors que le journaliste n’est pas tenu de donner un droit de regard sur un travail en cours de réalisation.

Les autres griefs évoqués relèvent de faits dont la contestation serait du ressort des juridictions. Dans sa description de l’église de scientologie, le documentaire cite de nombreuses sources publiques et interroge des personnes identifiées qui assument leurs propos. S’il y a eu propos diffamatoires tenus par des personnes interrogées, cela ne relève pas de l’appréciation du CDJM, mais de celle des tribunaux.

Les accusations portées ne sont pas « sans preuve », étant étayées par les propos des personnes interrogées. Mais la plupart ne font pas l’objet de contradiction. Cette absence de contrepoints ne paraît pas au CDJM imputable au journaliste.

Ainsi, concernant le témoignage d’un certain Lucas Le Gall, M. Roux précise dans sa saisine du CDJM qu’il avait « personnellement alerté le journaliste M. Garnier de la non-crédibilité d’un témoignage potentiel de M. Le Gall lors de nos échanges téléphoniques, lui faisant savoir que je détenais les preuves qu’il était un affabulateur ». M. Garnier fait au CDJM une relation différente de cette conversation téléphonique : « M. Roux a fortement tenté de me dissuader d’interviewer M. Legall [sic] car il se réservait le droit “d’attaquer en justice”… Ce à quoi je lui ai demandé si c’était une menace… M. Roux a ensuite désamorcé la mise en garde d’une manière courtoise mais sans me donner de réponse précise sur sa participation ou non au documentaire malgré les relances et les délais imposés pour tourner le documentaire. » Quelle qu’ait été la teneur exacte de cette conversation, le CDJM observe que M. Roux avait parfaitement la possibilité de démontrer que M. Le Gall était un affabulateur, comme il l’affirme, et qu’il ne l’a pas saisie.

A propos de l’intervention d’une porte-parole d’une association « de défense des familles », Mme Drilhon, M. Roux dénonce dans sa saisine « des préjugés totalement défavorables à l’encontre de la Scientology, ce qui les conduit à accorder un crédit aveugle aux allégations de personnes qu’elles considèrent ipso facto comme des victimes ». De même, le CDJM constate que M. Roux n’a pas saisi l’occasion de défendre son point de vue alors qu’il était, selon toute vraisemblance, informé que cette dame serait interrogée. M. Garnier affirme en effet au CDJM avoir informé le vice-président du bureau européen de l’église de scientologie lors de leur conversation début juin 2021 – « lui précisant […] que j’avais eu l’accord de l’UNADFI, association de défense des familles et victimes de sectes et de M. Lucas Legall [sic] ». M. Roux ne nie pas l’existence de cette conversation (cf. supra), et il est clair que le journaliste lui cite des « adversaires » de l’église de scientologie, M. Le Gall et la représentante de l’UNDAFI comme ayant accepté de participer, dans le but de le convaincre de répondre à une interview.

Le CDJM note cependant une inexactitude factuelle dans la séquence (de 36 mn 40 s à 38 m 15 s) consacrée à l’affaire Mme Lisa Mac Pherson, une jeune Américaine membre de l’église de scientologie morte en 1995. Après un bref récit par un journaliste américain, M. Mark Bunker, le commentaire off affirme que « cette condamnation et ce scandale n’ont pas empêché par la suite l’église de scientologie de continuer à prospérer ». Or, si un temps l’église de scientologie a été accusée par la justice américaine de négligence envers un adulte handicapé et d’exercice illégal de la médecine, ces accusations ont été finalement abandonnées, et le contentieux entre l’église de scientologie et la famille de la jeune femme a été réglé par un arrangement amiable (lire la notice Wikipedia sur cette affaire). Affirmer qu’il y a eu condamnation est inexact.

Le CDJM note que l’angle des séquences du documentaire sur ce qu’est l’église de scientologie est effectivement négatif. Toutefois, il s’agit d’un choix éditorial qui relève de la liberté du journaliste, que ce choix ait été un a priori, comme le pense et l’écrit M. Roux dans sa saisine, ou une conséquence du refus de celui-ci d’accepter la proposition qui lui avait été faite, par écrit et oralement, d’intervenir, préférant conditionner son intervention par une connaissance du contenu du documentaire. Étant donné la tournure prise par les échanges, le journaliste pouvait légitimement ne pas relancer le vice-président du bureau européen de l’église de scientologie après avoir reçu plusieurs réponses dilatoires.

Sur le grief d’absence de réserve, le requérant cite dans sa saisine la Déclaration des droits et devoirs des journalistes de 1971 qui pose qu’un journaliste « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ». Le CDJM rappelle que l’obligation de réserve formulée par ce texte ne s’impose qu’en présence d’information dont l’origine ne peut être considérée comme « connue ». Or les sources du documentaire sont systématiquement citées et les intervenants à même de justifier d’un niveau de connaissance suffisant du sujet traité sont identifiés. La notion de réserve telle que définie par le devoir no 3 de la Charte des droits et devoirs des journalistes est respectée.

Le CDJM prend note de l’ultime affirmation de M. Garnier dans la réponse qu’il lui a adressée : lors d’une conversation téléphonique avec M. Roux après la diffusion du documentaire, « nous avions évoqué », écrit-il, « la possibilité d’un droit de réponse à intégrer au documentaire ». Il n’apparaît pas que le vice-président du bureau européen de l’église de scientologie ait effectivement sollicité un droit de réponse après la diffusion du documentaire et que ce dernier lui ait été refusé. En toute hypothèse, l’exercice du droit de réponse est une notion juridique qui ne relève pas de la déontologie et de la compétence du CDJM.

Conclusion

Le CDJM réuni le 10 mai 2022 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’offre de réplique a été respectée, mais que, cependant l’obligation d’exactitude ne l’a pas été concernant une séquence du documentaire.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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