Avis sur la saisine n° 22-009 et similaire

Adopté en réunion plénière du 12 avril 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 19 janvier 2022, le CDJM a été saisi à deux reprises, par Mme Juliette Barot et M. Antoine Burbaud, à propos d’une émission diffusée le 18 janvier 2022 sur la chaîne I24News intitulée « Conversations avec Anna Cabana ». Les deux requérants mettent en cause une séquence de cette émission pour un conflit d’intérêts concernant la journaliste qui anime l’émission, Mme Anna Cabana.

Mme Barot écrit dans sa saisine qu’« Anna Cabana (épouse de Jean-Michel Blanquer) a animé un débat auquel elle a pris part et qu’elle a commenté sur une polémique le concernant directement et plus précisément concernant la vie privée de son époux, dont elle partage donc la vie ». Elle constate qu’il « n’a pas été précisé qu’elle est la compagne du ministre depuis plusieurs années ».

M. Burbaud estime que l’émission animée par Mme Cabana « prend la défense de son mari de ministre » [sic] et souligne qu’« aucun journaliste/chroniqueur ne peut relever à l’antenne ce conflit d’intérêts que tous connaissent ». Il estime alors qu’outre le conflit d’intérêts, il y aurait absence d’offre de réplique et non-distinction entre publicité et information.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il doit « éviter – ou mettre fin à – toute situation pouvant le conduire à un conflit d’intérêts dans l’exercice de son métier », selon l’article 13 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019), laquelle indique aussi dans son préambule que « la responsabilité du/de la journaliste vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, notamment à l’égard de ses employeurs et des pouvoirs publics ».
  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique », « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée », et « exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il ne confond pas « le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste » et n’accepte « aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs », selon le devoir no 9 de la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971).
  • Il fait en sorte que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon l’article 5 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).

Réponse du média mis en cause

Le 3 février 2022, le CDJM a adressé à M. Frank Melloul, directeur général d’I24News, avec copie à Mme Anna Cabana, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations. À la date du 12 avril 2022, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Cependant, le CDJM a noté que Mme Cabana avait donné une interview sur les points soulevés par les saisines au Parisien et au Figaro le 19 janvier 2022. Il a joint ces articles au dossier de la saisine.

Analyse du CDJM

En préambule, le CDJM souligne que les textes déontologiques invitent clairement les journalistes à éviter les conflits d’intérêts. Cette notion concerne les situations de conflits d’intérêts réels, apparents ou potentiels, qui peuvent ou pourraient laisser penser qu’un journaliste agit en fonction d’autres intérêts que celui d’informer le public.

Un conflit d’intérêts réel existe effectivement, un conflit d’intérêts apparent est une situation qui pourrait être perçue comme un conflit d’intérêts par un observateur raisonnable, que ce soit ou non le cas, et un conflit d’intérêts potentiel est raisonnablement prévisible à l’avenir. Le CDJM note en outre que de plus en plus de médias demandent aux journalistes qu’ils emploient de remplir une déclaration d’intérêts qui est rendue publique.

L’émission « Conversations avec Anna Cabana » est un rendez-vous quotidien d’I24News d’une heure présenté ainsi sur le site de la chaîne : « Ils sont politiques, hommes de lettres ou de savoir… Chaque soir, ils ont rendez-vous avec Anna Cabana et ses décrypteurs pour décortiquer ensemble l’actualité du jour. Une heure d’échange piquant et incisif pour mieux comprendre les coulisses du pouvoir. » L’édition du 18 janvier 2022 consacre sa deuxième partie à la façon dont le ministre de l’Éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer, avait annoncé le 2 janvier dans le Parisien un nouveau protocole sanitaire pour les écoles, la veille de la rentrée des classes. La veille, le 17 janvier, le site Mediapart avait révélé, dans un article intitulé « Omicron : Blanquer a annoncé le nouveau protocole dans les écoles depuis Ibiza », que cette décision et l’interview du ministre de l’Éducation nationale au Parisien avaient eu lieu alors que M. Blanquer était en vacances dans l’archipel des Baléares, en Espagne.

Mme Anna Cabana introduit cette séquence de son émission en ces termes : « C’est le moment de la conversation avec nos décrypteurs, et ce soir j’ai le plaisir d’accueillir, de retrouver, l’écrivain Abnousse Shalmani, Stéphane Fouks, et David Revault d’Allonnes du JDD. Alors on va d’abord parler de cette crise politique autour de Jean-Michel Blanquer, autour de qui est au cœur d’une tempête. Hier soir, Mediapart a révélé qu’il avait annoncé le nouveau protocole sanitaire juste avant la rentrée scolaire depuis Ibiza… selon la SDJ [Société des journalistes] du Parisien, cet après-midi, les deux auteurs de l’interview n’étaient absolument pas au courant de l’endroit où se trouvait Jean-Michel Blanquer – sachant que tout ça intervient au moment où les syndicats appellent à une nouvelle journée de mobilisation qui devrait avoir lieu jeudi. Donc on va commencer par écouter ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale cette après-midi : une question de la députée Les Républicains Virginie Duby-Muller à l’Assemblée, à laquelle Jean-Michel Blanquer a répondu ».

Mme Cabana intervient à six reprises au cours de la séquence consacrée à ce sujet, soit pour passer la parole à un des débatteurs, soit pour présenter de courtes vidéos dans lesquelles des parlementaires expriment leurs sentiments sur les conditions de l’annonce du nouveau protocole sanitaire pour l’Éducation nationale.

Le grief principal fait par les requérants est celui du conflit d’intérêts. Ils entendent ainsi pointer le fait que Mme Cabana aurait failli ou pu faillir à sa mission d’informer parce qu’elle est la compagne de M. Blanquer, et qu’elle se trouvait avec lui à Ibiza lorsqu’il a donné une interview le 2 janvier à des journalistes du Parisien sur la rentrée scolaire, sans indiquer qu’il n’était pas à Paris à son ministère.

Effectivement, à aucun moment dans l’émission en cause, la journaliste n’indique ses liens privés avec M. Jean-Michel Blanquer. Dans l’interview qu’elle a donnée au Parisien le 19 janvier, Mme Cabana dit : « Cette relation est publique. Tapez sur mon nom sur Internet, c’est partout. C’est même écrit sur ma fiche Wikipedia ! Aujourd’hui, tout le monde sait que je suis la compagne de Jean-Michel Blanquer. »

Le CDJM constate que cette notoriété est toute relative, et que le lien conjugal n’est pas explicité, par exemple par un nom marital. Il rappelle en outre que la notion de « supposé connu » est généralement proscrite dans les rédactions, les informations essentielles devant être portées à la connaissance du public ou rappelées dans le but de contextualiser.

Le CDJM n’ignore pas la difficulté, pour un ou une journaliste politique, de s’écarter de son domaine de compétence au prétexte que sa vie personnelle la lie à une femme ou un homme politique. Cependant, dans un souci de transparence et pour couper court aux soupçons et accusations de conflit d’intérêts et/ou de collusion entre journalisme et pouvoir, ce choix a été fait, récemment, par des journalistes comme Mmes Léa Salamé et Audrey Pulvar ou MM. Franck Ballanger et Thomas Sotto. Et il y a plus longtemps, par Mme Anne Sinclair en 1997 ou Mme Béatrice Schönberg en 2007.

Des médias ont aussi eu à cœur de préserver la crédibilité de l’information, en éloignant des journalistes de leur champ de compétence, le temps d’une campagne électorale ou d’un mandat ministériel par exemple. Mme Cabana elle-même avait été amenée en 2020 à quitter la rédaction en chef du service politique du Journal du Dimanche pour éviter toute interrogation sur des interférences éventuelles avec les activités ministérielles de son compagnon.

Pour le CDJM, ces choix confortent et valident l’indépendance des rédactions et des journalistes concernés, valeur cardinale affichée par les textes définissant la déontologie du journalisme.

Mme Cabana était consciente de la difficulté. Dans l’interview qu’elle a donnée au Figaro le 19 janvier 2022, elle explique : « Vous pensez bien que toutes les questions se sont posées hier matin. Je me suis dit “Que fait-on ?” La réponse à cette question est : “Je fais mon job.” Mon travail est que je suis une journaliste qui anime une émission d’actualité. » Le choix de ne pas se faire remplacer à l’antenne le 18 janvier ou à tout le moins de ne pas expliquer aux téléspectateurs qu’elle allait se contenter de distribuer la parole sur le sujet du jour, puisqu’il concernait son mari, la place de facto dans une situation de conflit d’intérêts ou d’apparence de conflit d’intérêts.

Concernant les griefs d’absence d’offre de réplique et non-distinction entre publicité et information:

  • l’offre de réplique telle qu’inscrite dans la déontologie du journalisme bénéficie à la personne qui est mise en cause dans le cadre d’une production journalistique, à laquelle il doit être proposé de faire connaître ses arguments. Ici, il n’y a mise en cause de personne, et cette offre ne s’imposait pas.
  • Le CDJM estime également qu’il n’y a pas de « publicité » dans cette séquence. Celle-ci suppose un échange, de temps ou d’espace de promotion d’un produit contre une rémunération. En l’espèce, si les débatteurs défendent parfois le ministre M. Blanquer dans leurs analyses, c’est dans le cadre strict de leur liberté de commentateurs. Quant aux six interventions de Mme Cabana, elles sont factuelles pour décrire une situation ou annoncer, en en indiquant l’angle, les extraits de discours de députés diffusés en amorce du débat, et n’orientent pas ce débat dans un sens ou un autre.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 12 avril 2022 en séance plénière, estime que la règle déontologique d’éviter – ou de mettre fin à – toute situation pouvant conduire à un conflit d’intérêts n’a pas été respectée par I24News, mais que les règles déontologiques d’offre de réplique et de distinction entre publicité et information n’ont pas été enfreintes.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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