Avis sur la saisine n° 21-178

Adopté en réunion plénière du 14 juin 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 12 novembre 2021, M. Ariel Guez a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 12 novembre 2021 par Le Figaro Magazine et titré : « Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme… Comment on endoctrine nos enfants à l’école ».

M. Guez formule les griefs suivants :

  • Non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits. Selon lui, les journalistes auteurs de l’article, Mmes Judith Waintraub, Nadjet Cherigui et M. Hugues Maillot « emploie[nt] à l’excès l’anonymat, qui nuit à l’exactitude et au respect des faits ». Il déplore qu’« aucune contradiction [ne soit] apportée  » aux témoignages rapportés par les journalistes ou par Mme Fatiha Agag-Boudjahlat, l’essayiste qui est interrogée.
  • Non-respect du contradictoire. Selon M. Guez, les trois professeurs anonymes interrogés dans l’article, Mme Agag-Boudjahlat et « le responsable de “l’Observatoire du décolonialisme” vont tous dans le sens des auteurs » et « aucune contradiction n’est apportée à leurs propos ». Il reconnaît toutefois que la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) est citée dans l’article et que la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) a pu s’exprimer, mais « pas sur l’ensemble des thèmes abordés dans l’enquête ».
  • Confusion du métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste. « Bien que les propos soient encadrés de guillemets, le non-respect du contradictoire empêche le lecteur de se former sa propre opinion sur le sujet, écrit M. Guez, et les journalistes n’instaurent pas un recul nécessaire sur des propos rapportés. Et l’enquête journalistique, qui a avant tout pour rôle d’informer, se transforme en plaidoyer “contre les professeurs idéologues ». 

Recevabilité

Cinq autres saisines concernant cet article avaient été adressées au CDJM. Elles n’ont pas été retenues pour examen car elles portaient sur des considérations générales, sans aucun argument sur des passages précis de l’article au-delà de l’énonciation d’un désaccord sur le fond. Le CDJM a informé le 23 décembre ces cinq requérants de l’irrecevabilité de leurs saisines.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

Réponse du média mis en cause

Le 23 décembre 2021, le CDJM a adressé à M. Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine avec copie à Mmes Judith Waintraub et Nadjet Cherigui et à M. Hugues Maillot, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 11 janvier 2022, Mme Bénédicte Wautelet, directrice juridique de la Société Le Figaro a répondu par lettre recommandée au CDJM que « la teneur de la saisine que vous portez à notre connaissance semble masquer un simple désaccord de son auteur avec l’article visé et, plus globalement, avec la ligne éditoriale de l’hebdomadaire ».

Analyse du CDJM

➔ Le dossier du Figaro Magazine n° 24021 du 12 novembre 2021 titré « Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme… Comment on endoctrine nos enfants à l’école » fait la couverture de cet hebdomadaire et en occupe huit pages. Il est composé de trois articles.

L’article principal, qui est l’objet de la saisine, reprend le titre de la couverture du Figaro Magazine. Il cite les témoignages d’élèves et d’enseignants dont les récits illustrent ce que l’un d’eux qualifie de « pénétration idéologique [encouragée] par le système » et revient sur des événements dans des établissements scolaires et sur des sites de formation des enseignants considérés comme relevant de « cette volonté d’endoctrinement ». La parole est également donnée à un responsable de l’association Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, à Mme Fatiha Agag-Boudjahlat, essayiste, au directeur général de l’enseignement scolaire du ministère de l’Éducation et à une représentante de la Fédération des conseils de parents d’élève (FCPE) de Côte-d’Or.

Le second article est une synthèse de propos de la présidente du conseil supérieur des programmes sur le contenu des manuels scolaires. Le troisième est une recension d’exemples de contenus dits « idéologiques » tirés d’ouvrages scolaires.

➔ Le requérant, M. Ariel Guez, considère que ce dossier contrevient à l’obligation d’exactitude parce que « les journalistes s’appuient en grande partie sur des témoignages anonymes, qui ne peuvent être fiables à 100% ». ll cite par exemple le témoignage d’une jeune fille baptisée Sara par les rédactrices « dont le prénom a été modifié » et « dont il n’est précisé ni sa classe aujourd’hui, ni au moment des faits ».

On peut comprendre en l’espèce que les jeunes, qui ont témoigné en rapportant les propos de leurs professeurs, tout comme les enseignants qui s’expriment ne souhaitaient pas être identifiés.

L’anonymisation des témoignages est courante pour protéger les sources d’un journaliste, notamment lorsqu’il s’agit de mineurs. La véracité des témoignages relayés par le journaliste repose alors sur le contrat de confiance implicite qui le lie à son public : lui sait qui est le témoin dont il rapporte le récit et il se porte garant que ce récit a été tenu, et le public accepte de ne pas connaître l’identité de ce témoin parce que le journaliste et le média ont acquis à ses yeux une crédibilité professionnelle.

M. Guez soulève un autre argument dans sa saisine, et considère que « la règle déontologique de “publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent” » n’est pas respectée. Le CDJM rappelle (lire son avis 22-011) que l’obligation de réserve formulée par ce texte ne simpose qu’en présence d’une information dont l’origine n’est pas connue par le journaliste. Elle n’implique pas que le journaliste doive systématiquement révéler ses sources.

➔ M. Guez déplore également que « le professeur cité par “Sara” n’a pas de droit de réponse pour défendre le contenu du cours qu’il aurait tenu, tout comme les professeurs qualifiés d’“idéologues” par les témoignages anonymes de professeurs de région parisienne, ou par les propos de l’essayiste Fatiha Agag-Boudjahlat. Les propos de cette dernière se basent sur des propos rapportés entre un professeur d’anglais et une élève, dans son collège de Toulouse. Ni l’élève, ni le professeur d’anglais n’ont pu rapporter leur version des faits ».

Le CDJM observe que le professeur de “Sara”, pas plus que l’élève et l’enseignant « d’un collège de Toulouse » évoqués par l’essayiste citée dans l’article ne sont nommément identifiés, ni indirectement identifiables. Aucun « droit de réponse » – ou plus exactement aucune obligation d’offre de réplique – ne peut être invoqué. Cette notion concerne les personnes nommément mises en cause, ou à tout le moins parfaitement identifiables.

➔ Le requérant estime au total que « ​l’enquête journalistique, qui a avant tout pour rôle d’informer, se transforme en plaidoyer “contre les professeurs idéologues” » et que « les journalistes [déroulent] le tapis rouge aux sources qu’ils mobilisent ». Pour lui, il s’agit d’un « discours qui se rapproche plus de la propagande que du journalisme ».

Le CDJM note que le titre du dossier « Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme… Comment on endoctrine nos enfants à l’école » – indique clairement un choix, donne le ton. Dès ce titre, l’angle de traitement est clair. Le chapeau de l’article principal est également sans ambiguïté :

« Décolonialisme, islamo-gauchisme, communautarisme, promotion du transgenrisme : au nom de la “diversité” et de son corollaire pédagogique “l’inclusion”, les idéologies ont pénétré dans le temple scolaire avec la complicité d’une partie du corps enseignant, et par le biais des outils pédagogiques. L’écriture “inclusive” tente de s’imposer comme la norme et l’institution est dépassée, malgré la volonté du ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, de lutter contre ces dérives. »

Les illustrations du dossier soulignent encore ce parti-pris: l’affiche du film Tomboy et une publicité des éditions Le Chêne bleu, légendées « le genre est devenu le cheval de bataille des activistes progressistes de l’école », ou la reproduction d’une bande dessinée Les Pirates du genre publiée sur internet, légendée ainsi : « Nombre d’ouvrages fleurissent. L’objectif affiché : biberonner les plus jeunes aux idées “progressistes”. »

Il s’agit d’un choix rédactionnel qui s’inscrit dans la ligne éditoriale du Figaro Magazine. Le CDJM rappelle que la ligne éditoriale d’un média, quel que soit le support (journal, télévision, radio, site web), est définie par sa direction selon des critères formels et thématiques, voire politiques, religieux, moraux, régionaux, etc. La ligne éditoriale préside au choix des sujets traités et au choix des tribunes ou points de vue publiés. Ces choix qui varient avec les médias et avec les journalistes, peuvent être discutés, contestés (on peut ne pas être d’accord avec eux) ; ils ne tombent pas pour autant sous le coup d’une faute déontologique.

Le CDJM, chargé du seul respect de la déontologie, s’interdit de porter des jugements sur ces choix.

Conclusion

Le CDJM réuni le 14 mars 2022 en séance plénière estime que les obligations déontologiques l’exactitude et la véracité des faits, d’offre de réplique et de distinction entre journalisme et propagande n’ont pas été enfreintes.

La saisine est déclarée non-fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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