Adopté en réunion plénière du 8 mars 2022 (version PDF)
Description de la saisine
Le 17 octobre 2021, M. Martin Thiebot a saisi le CDJM à propos d’une émission diffusée le 16 octobre 2021 sur CNews, intitulée « Place aux idées » et présentée par M. Loïc Signor et Mme Eugénie Bastié.
M. Martin Thiebot formule trois griefs : non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits, absence d’offre de réplique, non-rectification d’une erreur.
À l’appui de ces accusations, le requérant affirme que l’invité présent sur le plateau, M. Brice Couturier, a avancé que « la moitié des thèses et masters en sociologie portent sur des études de genre, de race, post-coloniales ou décoloniales ». Selon M. Thiebot, cette affirmation est fausse, « comme on peut par exemple le déduire en recherchant les concepts cités par M. Couturier sur le site theses.fr ». M. Thiebot souligne également qu’« aucune des personnes présentes sur le plateau n’a contredit ces propos » et que « ni M. Couturier ni CNews n’y ont apporté de rectification ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article n° 5).
- Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
- Il s’efforce « par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
Réponse du média mis en cause
Le 19 novembre 2021, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, avec copie à M. Loïc Signor et Mme Eugénie Bastié, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
Mme Eugénie Bastié à répondu par courriel le 30 novembre 2021. Cette réponse est en trois points :
« 1/ Dans le cadre de la promotion de son livre Brice Couturier a avancé ce chiffre dans de nombreux médias, je m’étonne donc qu’il n’y ait que Cnews qui soit visé (non, en fait, ça ne m’étonne pas).
2/ Brice Couturier avance ce chiffre en référence à une étude de l’Observatoire du décolonialisme, qui affirme, selon une recherche effectuée par mots-clés, que le “décolonialisme, c’est 50.4%” des thèses en sciences sociales. Vous pouvez lire l’ensemble du raisonnement ici : https://decolonialisme.fr/?p=3590
3/ On peut bien sûr contester l’exactitude de ces chiffres, mais il me semble qu’il y a là matière à débat, et que cela ne rentre pas dans le cadre d’une atteinte à la ”déontologie”. La “non-rectification” d’une erreur en direct (si tant est qu’on considère ce chiffre comme une erreur, ce qui est discutable) est par essence un exercice délicat, dont on voit tous les jours la difficulté sur les plateaux de télévision. »
Analyse du CDJM
Le CDJM rappelle en préalable que son rôle n’est pas de refaire une enquête ou de rechercher la vérité, mais d’apprécier si les méthodes et le travail du journaliste ont respecté les règles déontologiques définies dans les textes auxquels se réfère le CDJM. Il précise qu’il répond aux saisines qui lui sont adressées par des personnes physiques ou morales concernant des actes journalistiques précis. L’analyse globale du traitement d’un fait d’actualité par plusieurs médias n’entre pas dans son champ de compétence.
L’élément qui a suscité la saisine du CDJM par M. Martin Thiebot est un propos tenu par M. Brice Couturier, invité de la dernière partie de l’émission « Place aux idées » du 16 octobre 2021. M. Couturier est un journaliste qui a travaillé pour de nombreux médias, mais il était présent sur le plateau de l’émission de CNews en tant qu’essayiste : il venait de publier OK Millennials, présenté ainsi par son éditeur : « Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un “baby boomer” sur les mythes de la génération woke. »
Après qu’il eut développé en détail la thèse de son ouvrage, la journaliste Eugénie Bastié l’interroge (à 34 mn 37 s du début de l’émission) : « Donc on voit à la fois c’est un mouvement qui semble imprégner par petites touches tout l’univers culturel. Et en même temps, bon, est-ce que vraiment c’est l’œuvre d’une minorité ? D’autres gens à gauche minimisent le problème en disant : “arrêtez de nous bassiner avec le wokisme, tout cela est minoritaire etc”. Vous, à quel niveau vous situez le péril ? Est-ce que vous pensez vraiment que c’est grave ? »
M. Couturier répond : « Je pense que c’est extrêmement grave. Regardez les thèses, les maîtrises, les masters qui sont en cours en ce moment en sociologie, en anthropologie. Environ la moitié porte sur des études de genre, des études de races ou postcoloniales et décoloniales. »
Cette affirmation, que le requérant conteste, est l’expression d’un invité qui dispose de sa liberté de parole. La règle de la déontologie du journalisme d’exactitude et la véracité des faits ne peut lui être opposée. Ces propos ne peuvent également pas être l’objet d’une offre de réplique, aucune accusation n’étant portée contre une personne par un journaliste.
Le requérant estime, en troisième grief, qu’il y a non-rectification d’une erreur par la journaliste Mme Eugénie Bastié, qui interroge M. Couturier. Mme Bastié explique dans sa réponse au CDJM que « Brice Couturier avance ce chiffre en référence à une étude de l’Observatoire du décolonialisme, qui affirme, selon une recherche effectuée par mots-clés, que “le décolonialisme, c’est 50.4 % des thèses en sciences sociales” ».
Mme Bastié note qu’« on peut bien sûr contester l’exactitude de ces chiffres » mais souligne à juste titre que la rectification en direct est un exercice délicat et difficile. Elle reconnaît cependant « qu’il y a matière à débat ».
Sans entrer dans le débat sur l’exactitude du chiffre avancé par M. Couturier sur la base, comme le confirme Mme Bastié, des travaux de « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires », le CDJM constate que, dans sa partie méthodologie, ce « Rapport sur les manifestations idéologiques à l’université et dans la recherche » relativise ses propres conclusions en écrivant : « Comment étudier une idéologie ? Posons d’abord les limites de ce travail. D’une part, une cartographie quantitative relève de l’impossible : une description quasi-exhaustive de la production universitaire constituerait un panorama trop vaste et hétérogène pour être parcouru dans son entier. D’autre part, sur le plan qualitatif, la délimitation d’un contenu idéologique est par nature trop fuyante pour se prétendre catégorique ».
Il est regrettable que ni la source du chiffre cité par M. Couturier ni cette précision méthodologique n’aient été portées à la connaissance du public de CNews.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 8 mars 2022 en séance plénière, estime que les règles déontologiques de respect de l’exactitude et de la véracité des faits, d’offre de réplique, et de rectification d’une erreur n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée
Cette décision a été prise, à l’issue d’un vote, en application de l’article 11.5 du règlement intérieur du CDJM qui prévoit qu’« en cas de partage des voix, celle du/de la président.e est prépondérante », 9 conseillers s’étant prononcés pour une saisine partiellement fondée et 9 pour une saisine non fondée.