Avis sur la saisine n° 21-164

Adopté en réunion plénière du 11 janvier 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 4 octobre 2021, le CDJM a été saisi par M. Thibault Morgant à propos d’une séquence de l’émission « Quotidien » diffusée le 27 septembre 2021 à 20 h 15 sur la chaîne TMC et reliée au procès des auteurs des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Elle concerne M. Fabien Clain, décédé en 2019, qui avait revendiqué ces attentats dans une vidéo au nom du prétendu État islamique. Le journaliste de « Quotidien » M. Azzeddine Ahmed-Chaouch revient dans cette séquence, à partir du procès-verbal d’un témoin interrogé par la police au lendemain des attentats, sur l’hypothèse de la présence de M. Clain à Paris en novembre 2015.

M. Morgant formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits et d’altération d’un document. Il affirme que « le journaliste Azzeddine Ahmed-Chaouch révèle l’information de la présence de Fabien Clain sur le territoire français sur la base d’un unique procès-verbal ». Selon lui, « l’utilisation d’un seul témoignage pour évoquer la présence de Fabien Clain en France » après les attaques du 13 novembre est « un procédé douteux compte tenu de la multiplicité des témoignages, souvent de bonne foi, qui ont aperçu tel ou tel autre terroriste en France immédiatement après les attaques du 13 novembre ».

M. Morgant reproche également au journaliste d’avoir insisté « sur la profession dudit témoin, affirmant à deux reprises que le témoin est “huissier de justice” » alors que, selon d’autres sources, il serait huissier d’ambassade.

M. Morgant concède que « la séquence se termine tout de même par une mise en garde du journaliste quant au fait que ce témoignage doit être pris avec des pincettes ». Il conclut sa saisine en estimant qu’« une telle façon de présenter une pièce du dossier des attentats du 13 novembre 2015 est gênante car elle sème le trouble dans une procédure qui fait déjà l’objet de nombreux fantasmes et rumeurs ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; il tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3)

Réponse du média mis en cause

Le 26 octobre 2021, le CDJM a adressé à MM. Laurent Bon et Yann Barthès, gérants de la société Bangumi qui produit l’émission « Quotidien », avec copie M. Thierry Thuillier, directeur général adjoint de l’information du groupe TF1 (auquel appartient TMC, diffuseur de « Quotidien »), ainsi qu’à MM. Théodore Bourdeau, producteur éditorial de « Quotidien », Guillaume Hennette, rédacteur en chef reportages de « Quotidien » et Azzeddine Ahmed-Chaouch, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 8 novembre 2021, Mme Élodie Bernard a adressé au CDJM une lettre recommandée avec accusé de réception exposant les arguments de la société Bangumi, dont elle est co-gérante, en réponse aux griefs formulés.

Elle explique que M. Ahmed-Chaouch, qui suit le procès des attentats du 13 novembre 2015 depuis son ouverture, « a évoqué la personne de Fabien Clain (et de son frère Jean-Michel) comme l’a fait la cour d’assises ce jour-là ». Mme Bernard note que M. Ahmed-Chaouch a rappelé que « la présence de Fabien Clain a fait l’objet de plusieurs témoignages concordants (“un étudiant” et “une directrice d’hôpital”), avant même ce nouveau témoignage (celui de l’huissier en question) ». Elle souligne « surtout » que le journaliste « n’affirme jamais que Fabien Clain était présent en France au moment des attentats », mais précise « au contraire que ce témoignage “pourrait laisser penser” à cette présence ».

Concernant le grief d’altération de document, Mme Bernard écrit que « le document présenté à l’écran est un procès-verbal sur lequel l’identité de la personne entendue a été occultée afin de préserver l’anonymat de celle-ci » et qu’il n’y a « aucune “altération” autre » que celle-ci.

Analyse du CDJM

La séquence de « Quotidien » consacrée aux frères Clain dure 4 mn 55 s. Elle est justifiée par un retour sur l’audience du 10 septembre 2021 du procès des attentats de novembre 2015 au cours de laquelle il a été question de ces deux hommes, explique le journaliste, M. Paul Gasnier, pour l’introduire, en précisant que les frères Clain « furent très probablement tués par un drone de la coalition mais sont quand même jugés parce que leur mort n’est pas assurée à 100 % ».

Les deux tiers de cette séquence de « Quotidien » sont un reportage sur le « rôle des frères Clain dans l’idéologie djihadiste en France » composé d’interviews enregistrées au Palais de justice de Paris en marge des audiences, et d’extraits sonores ou de commentaires de la vidéo de revendication des attentats. L’animateur, M. Yann Barthès, donne ensuite la parole en direct à M. Azzedine Ahmed-Chaouch : « Azzeddine, tu suis le procès pour nous et tu veux nous parler d’un document qui concerne les frères Clain… »

Celui-ci enchaîne en annonçant « une pièce du dossier assez troublante qui pourrait laisser penser que Fabien Clain, l’ainé, se trouvait sur le territoire français au moment des attentats, alors qu’il était censé être en Syrie ». Dans son intervention d’une durée de 1 mn 33 s, le journaliste donne lecture d’extraits des déclarations, recueillies par un policier de la direction générale de la sécurité intérieure le 18 novembre 2015, d’un témoin spontané qui affirmait avoir reconnu sur photo M. Fabien Clain comme étant l’homme au comportement suspect aperçu de sa fenêtre.

Contrairement à ce qu’affirme le requérant, M. Ahmed-Chaouch ne « révèle » pas « l’information de la présence de Fabien Clain sur le territoire français ». Il dit qu’un témoin a affirmé l’avoir vu, ce qui n’est pas la même chose.

Le CDJM observe cependant que la conviction de ce témoin est relative : « Je pense que l’homme que j’ai vu à deux reprises en bas de chez moi pourrait être Fabien Clain », dit-il dans un extrait du procès-verbal lu par M. Ahmed-Chaouch à l’antenne. Ses propos, s’ils figurent au dossier du procès en cours comme deux autres témoignages analogues évoqués par le journaliste, ne sont corroborés par aucun fait et ne concordent pas avec ce qu’on a appris depuis sur le parcours des assaillants du 13 novembre 2015 et sur le rôle de M. Clain. Le CDJM, qui ne se prononce que sur le respect de la déontologie, n’a pas à apprécier le choix éditorial de faire état de ce témoignage.

M. Thibault Morgant reproche également à M. Ahmed-Chaouch d’avoir qualifié le témoin interrogé « d’huissier de justice ». Le journaliste emploie l’expression deux fois dans son intervention. Or selon d’autres sources, le procès-verbal d’audition évoqué fait état d’un huissier d’ambassade. Si l’huissier de justice est un officier public ministériel, ce qui peut contribuer à accréditer ses propos, l’huissier d’ambassade est un agent administratif non assermenté. Confondre les deux peut induire le téléspectateur en erreur sur le degré de crédibilité du témoin.

Dans son courrier réponse au CDJM, Mme Élodie Bernard n’apporte pas de réponse à ce grief du requérant, pourtant porté à la connaissance de l’équipe de la société Bangumi par le CDJM dans son courrier du 26 octobre 2021. Elle n’emploie que l’expression « l’huissier en question », et écrit : « M. Azzeddine Ahmed-Chaouch évoque donc, à la fin de la séquence, le fait que la présence de Fabien Clain sur le territoire français a fait l’objet de plusieurs témoignages concordants (“un étudiant”  et “une directrice d’hôpital”) avant même ce nouveau témoignage (celui de l’huissier en question) ».

Le CDJM estime que la mention « huissier de justice » dans la séquence en cause est susceptible d’induire le public en erreur sur la valeur du témoignage évoqué.

M. Thibault Morgant a également formulé le grief d’altération d’un document, mais ne dit pas en quoi il consisterait. Le seul document montré à l’image est une reproduction partielle d’un procès-verbal d’audition. On y voit à gauche le logo « République française » et les mentions « Ministère de l’Intérieur / Direction générale de la sécurité intérieure », à droite, sous l’intitulé «  Procès Verbal », les indications « – – l’an deux mille quinze – – », « – – le dix-huit novembre – – », « – – à treize heures vingt minutes – – ». Les citations extraites de ce PV s’inscrivent en animation sur une page blanche au fur et à mesure que M. Ahmed-Chaouch les lit. Le CDJM conclut qu’il n’y a pas altération d’un document. A noter que l’occultation de « l’identité de la personne entendue »  évoquée par Mme Bernard dans son courrier du 8 novembre 2021 n’apparaît pas.

Conclusion

Le CDJM réuni le 11 janvier 2022 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée sur des points évoqués par le requérant, et que le grief d’altération d’un document n’est pas constitué.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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