Avis sur les saisines n° 21-159 et similaires

Adopté en réunion plénière du 11 janvier 2022 (version PDF)

Description des saisines

Le 3 octobre 2021, le CDJM a été saisi à sept reprises du contenu d’une séquence diffusée par France 2, le 2 octobre 2021, dans l’émission « On est en direct » diffusée à 23 h 30. Au cours de cette séquence, M. Laurent Ruquier, animateur de l’émission, et Mme Léa Salamé, journaliste, interrogent longuement M. Jean-Luc Mélenchon, député La France insoumise de Marseille et candidat à la présidence de la République. L’extrait est consultable sur la chaîne YouTube de ce dernier.

Les requérants reprochent à Mme Salamé son attitude et son ton durant cet entretien, certains estimant qu’elle est irrespectueuse, haineuse, partiale, et « ne fait que l’agresser ».

Trois de ces requérants formulent également le grief d’inexactitude et de non-véracité des faits. M. Daniel Kadyss écrit ainsi que Mme Salamé a « affirmé des choses sans apporter la moindre preuve » lorsque, dans une question, elle dit qu’il existait en France des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir. Pour M. Sébastien Marque – qui affirme en outre que M. Mélenchon n’a pas eu « le temps de se défendre au prétexte du timing de l’émission » –, il s’agit ici d’une assertion qui ne repose sur « aucune source ». « Quels sont les faits ? » interroge de son côté M. Fabien Hue de Carpiquet de Bougy, qui note que Mme Salamé demande à M. Mélenchon : « De dire qu’il y a des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir aujourd’hui en France, c’est totalement faux ? » Ce requérant ajoute : « Après une réponse affirmative répétée par son invité suite à l’insistance de Mme Salamé, celle-ci lui répond d’un drôle d’air: “Si vous le dites”, laissant clairement entendre le contraire. »

Recevabilité des saisines

La question de la recevabilité de ces saisines est posée d’une part par certains griefs formulés, d’autre part par le caractère de l’émission « On est en direct ».

  • Les sept saisines adressées au CDJM sur cette émission posent la question du ton de l’entretien journalistique. Comme le CDJM l’a déjà souligné par le passé, les notions de manque d’objectivité, d’animosité et d’agressivité sont difficiles à objectiver. Le risque de procès d’intention existe. Les journalistes disposent donc d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’ils adoptent. Il est légitime, pour des journalistes, de placer leurs interlocuteurs devant leurs éventuelles contradictions, de relancer des questions sans réponse, de briser la langue de bois. C’est un choix qui relève de la ligne éditoriale, même si on peut déplorer qu’il varie en fonction des interlocuteurs. Mme Salamé est libre de ce choix, quoi que l’on puisse en penser. Quatre des sept saisines reçues, qui ne portaient que sur cet aspect, ne peuvent donc être retenues.
  • L’émission de France 2 « On est en direct » est présentée par France Télévisions comme « un show hebdomadaire de 2 heures, un grand rendez-vous d’actu et de divertissement ». Mais elle est aussi décrite comme « une émission tournée vers l’actualité, dans une année décisive, une campagne présidentielle ». Si M. Laurent Ruquier, le maître de cérémonie de ce « show exigeant et populaire, décontracté et tendu, rythmé et festif », est présenté comme un « artiste », Mme Léa Salamé est qualifiée de « journaliste politique qui aime le travail des artistes ». Le CDJM constate qu’elle mène dans cette émission des entretiens qui ne sont pas différents de ceux qu’elle conduit dans d’autres émissions de France 2 ou dans d’autres médias, qui sont clairement identifiées comme émissions d’information. L’entretien de Mme Salamé avec M. Mélenchon est donc un acte journalistique entrant dans le champ de compétence du CDJM. Les trois saisines qui formulent d’autres griefs – inexactitude et non-véracité des faits, et, pour l’une d’entre elles, absence d’offre de réplique – ont ainsi été retenues.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

Réponse du média mis en cause

Le 15 octobre 2021, le CDJM a adressé à M. Laurent Guimier, directeur de l’information de France Télévisions, avec copie à MM. Philippe Thuillier et Laurent Ruquier, producteurs de l’émission « On est en direct », et à Mme Léa Salamé, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours. À la date du 11 janvier 2022, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

Le passage qui conduit trois requérants à considérer que Mme Léa Salamé a « affirmé des choses sans apporter la moindre preuve » peut être visionné en ligne, sur la page de l’émission, à 13 mn 55 s. Il intervient après que M. Mélenchon a dit que, selon lui, M. Éric Zemmour a libéré la parole raciste :

– Mme Salamé : « C’est uniquement du racisme ? Quand vous entendez des gens qui ne sont pas forcément racistes, mais disent “je ne reconnais pas la France dans laquelle je vis”… “les quartiers sont plus les quartiers de mon enfance, je ne reconnais pas mes quartiers”… “aujourd’hui les islamistes ont pris le pouvoir”…

– M. Mélenchon (la coupant) : Vous avez l’intention de prendre la place de Zemmour, là ?

– Non…

– Parce que c’est ce qu’il raconte…

– Non, non… Ah ! Ben non…  Et ça n’existe pas ? Vous dites : c’est totalement faux ? De dire qu’il y a des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir aujourd’hui en France. C’est totalement faux ?

– Oui.

– C’est faux ?

– Oui.

– Bon ben, si vous le dites !

– Non. C’est vous qui dites le contraire, sans aucune preuve.

– Non, je vous pose la question.

– Non, non, non ! Vous affirmez, sous forme de question…

– Je relaie ce qui disent…

– … et donc j’ai le culot de vous dire “c’est faux”, je le fais exprès… Vous répondez en disant “bon, on a compris ce type n’est pas normal”…

– Non, pas du tout !

– Et ben alors ?

– Je vous dis donc : “Il n’y a pas à lutter contre les islamistes en France, tout va bien.” »

Le CDJM rappelle tout d’abord que l’objet de cet avis n’est pas de dire s’il y a ou non en France des quartiers contrôlés par des militants islamistes, mais de se prononcer sur le respect de la déontologie du journalisme.

Dans cet échange, Mme Salamé utilise d’abord une technique classique des intervieweurs qui consiste à reprendre les arguments des adversaires de leur interlocuteur pour amener celui à réagir. Provoquée par M. Mélenchon (« Vous avez l’intention de prendre la place de Zemmour, là »), elle est amenée à un échange qui l’amène à affirmer qu’« il y a des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir aujourd’hui en France ». Sa réponse à M. Mélenchon (« si vous le dites ») laisse même entendre qu’elle sait que la phrase « il y a des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir » est véridique. Le CDJM souligne que dans l’échange qui suit, Mme Salamé précise : « Je vous pose la question. » Mais il estime que cela n’efface pas le fait qu’elle a pris à son compte une affirmation, sans l’appuyer par des faits.

Enfin, le CDJM ne considère pas que M. Mélenchon n’aurait eu pas « le temps de se défendre au prétexte du timing de l’émission », comme l’affirme un des requérants. M. Mélenchon réplique à la question/affirmation de Mme Salamé à la fin de cette séquence en développant son point de vue sur la « lutte contre tous les communautarismes » pendant trente secondes.

Enfin, lorsque cette question des quartiers contrôlés ou pas par des islamistes revient, à l’initiative de M. Mélenchon, à la toute fin de l’entretien avec Mme Salamé et M. Ruquier, la discussion dure encore plus d’une minute. M. Mélenchon lui-même conclut : « En tout cas moi j’étais content d’être là. »

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 janvier 2022 en séance plénière, estime que les griefs portant sur le ton de Mme Léa Salamé sont irrecevables et que la règle déontologique d’offre de réplique a été respectée, mais que celle de respect de l’exactitude et de la véracité a été enfreinte.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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