Avis sur les saisines n° 21-116 et similaire

Adopté en réunion plénière du 14 septembre 2021 (version PDF)

Description de la saisine

Le 23 mai 2021, le CDJM a été saisi par M. Pascal Blanchard au sujet de l’émission « Sur le front » produite par la société Winter Productions et diffusée le 23 mai 2021 à 20 h 30 sur France 5. Une seconde saisine portant sur cette émission a été adressée au CDJM le 30 juin par M. Hervé Lheureux. Les deux saisines reçues par le CDJM dans un délai de moins de trois mois après la diffusion de l’émission ont été retenues pour analyse. Comme elles formulent des griefs identiques, le CDJM les a réunies en seul dossier.

L’émission mise en cause est consacrée aux enclos de chasse, ces propriétés fermées de plusieurs dizaines ou centaines d’hectares dans lesquelles du gibier sauvage est retenu et chassé. La première partie de l’émission relate notamment l’achat, par l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), d’un espace de 400 hectares dans le Vercors. Une partie de ces terrains était un enclos de chasse. Cet achat a été financé par une souscription. Les animaux sauvages se trouvant dans cet ancien enclos de chasse sont désormais protégés, et les miradors installés par les chasseurs ont été détruits. L’émission présente cette action de l’Aspas avec beaucoup de sympathie.

M. Blanchard formule deux griefs, d’une part concernant l’exactitude et la véracité des faits, d’autre part un possible conflit d’intérêts. Il met directement en cause le journaliste auteur de l’enquête, M. Hugo Clément : « Le reportage ne mentionne pas d’ailleurs le soutien de Hugo Clément à l’Aspas pendant trois semaines à la fin de la levée de fonds réalisée pour acheter les terrains. Selon lui, M. Clément s’est placé en situation de conflit d’intérêts en « rencontr[ant] des militants qui veulent racheter des morceaux de forêts. Il les présente comme simples témoins de son reportage alors qu’il a appelé plusieurs fois sur les réseaux sociaux à leur verser de l’argent, dans le cadre de leur campagne de dons. »

M. Lheureux formule les mêmes griefs et écrit qu’« il est nullement mentionné dans son reportage que l’association est largement soutenue par Hugo Clément, qui l’a aidée à boucler leur levée de fonds via une cagnotte » créée sur le site GoFundMe.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

Concernant l’exactitude et véracité des faits :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 1).

Concernant le conflit d’intérêts :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique », « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée », et « exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « éviter – ou mettre fin à – toute situation pouvant le conduire à un conflit d’intérêts dans l’exercice de son métier », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 13).

Réponse du média mis en cause

Par courrier du 31 mai 2021, le CDJM a adressé à Mme Caroline Behar, directrice de l’unité documentaires de France 5 et à Mme Frédérike Candès, directrice de la programmation de France 5, ainsi qu’à M. Hugo Clément, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.

A la réception de la saisine de M. Hervé Lheureux, le CDJM a relancé par écrit ces trois personnes le 30 juin, les invitant à faire part de leurs arguments dans un nouveau délai de quinze jours.

A la date du 14 septembre 2021, aucune réponse à ces deux courriers n’était parvenue au CDJM. Les saisines formulant des griefs identiques, le bureau du CDJM n’a pas ressaisi le conseil d’administration.

Analyse du CDJM

Au-delà du grief de conflit d’intérêts, cette saisine pose la question de l’engagement du journaliste. Un journaliste peut être « engagé », avoir des centres d’intérêt inspirés par certaines valeurs ou des principes. Dans ce cas, l’intérêt du public à être informé reste toujours supérieur aux intérêts particuliers ponctuellement porteurs de ces valeurs. A l’inverse, lorsque les choix du journaliste sont d’abord dictés par les intérêts ou objectifs d’associations, de partis… le CDJM estime que celui-ci s’engage dans une démarche militante, et peut être tenté de privilégier ces objectifs ou intérêts partisans dans la relation des faits, et enclin à les mettre au-dessus de l’intérêt du public à être informé.

L’émission « Sur le front » est une émission d’opinion, qui ne cache pas son parti pris sur les questions écologiques. Son titre même contient l’idée d’un choix entre des avis frontalement opposés. Sa présentation sur le site de France Télévisions est claire : « Dans ce format inédit et innovant (linéaire et digital), Hugo Clément nous emmène au plus près des femmes et des hommes qui se battent pour défendre la planète. Là où il y a urgence. Aller à la rencontre de celles et ceux qui consacrent leurs vies à protéger les écosystèmes. » Le public sait quels sont les choix éditoriaux de cette émission.

Dans l’émission diffusée le 23 mai 2021, M. Hugo Clément ne se met pas matériellement dans une situation de conflit d’intérêts. Il n’y a pas d’enjeu personnel pour lui dans le récit du rachat des terrains du Vercors. Il n’y a pas non plus de conflit d’intérêts moral : le public est parfaitement informé du parti pris éditorial de l’émission. Cette démarche est d’ailleurs compatible avec le fait de faire entendre des points de vue divergents : une des séquences de l’émission en cause donne la parole au propriétaire d’un enclos de chasse, qui en défend le principe.

Il manque cependant une information : la précision sur le rôle d’Hugo Clément dans la collecte de fonds qui a permis l’achat de l’enclos de chasse. Cette information n’est pas essentielle à la compréhension de l’action de l’association qui en est devenue propriétaire. On peut comprendre le sujet sans savoir que M. Clément a appelé à financer le rachat.

Mais l’obligation d’exactitude n’est pas complètement tenue. Hugo Clément dit seulement dans son commentaire que « avec son association, l’Aspas, Madeline [la responsable de l’association] a réussi à mobiliser 20 000 citoyens de toute la France. Ils se sont tous cotisés. Et ensemble ils ont rassemblé 2,5 millions d’euros pour racheter ces hectares de terre au milieu du Vercors et laisser respirer la nature ». Or son intervention personnelle – l’appel à une levée de fonds sur le site de collecte GoFundMe en novembre 2019, présentée comme « organisée » par M. Clément, commençait par « les amis, j’ai besoin de vous pour sauver un endroit exceptionnel et des milliers d’animaux sauvages » – a effectivement permis de boucler le budget. Cette omission volontaire constitue un manque de transparence qui nuit à la véracité de l’enquête.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 septembre 2021 en séance plénière, estime que le grief de conflit d’intérêts n’est pas constitué mais que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été totalement respectée par France 5 et Winter Production.

Les saisines sont déclarées partiellement fondées.

Cette décision a été prise par consensus.

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