Avis sur la saisine n° 20-292

Adopté en réunion plénière du 9 mars 2021 (version PDF)

Description de la saisine

Le 14 décembre 2020, M. Thierry Billet a saisi le CDJM à propos de deux articles de l’hebdomadaire local Le Faucigny, le premier paru le 25 juin 2020 et titré « Le lac d’Annecy, sa face cachée », le second paru le 3 décembre 2020 et titré « Tunnel sous le Semnoz : ADIEU ! »

M. Billet indique que l’auteur de ces deux textes, M. Guillaume Tatu, était, lors de leur publication, respectivement candidat aux municipales à Annecy sur une liste d’opposition au maire sortant pour le premier, puis adjoint au maire d’Annecy chargé de la jeunesse et de la vie étudiante pour le second.

« À aucun moment le lecteur n’est informé de cette double casquette d’élu et de journaliste dans des articles clairement orientés où le conflit d’intérêt est manifeste », regrette M. Billet. Il interroge le CDJM : « M. Tatu peut-il utiliser son statut de journaliste pour critiquer ses adversaires politiques sans prendre la peine d’alerter les lecteurs du journal qu’il est partie prenante de ce combat politique à titre personnel ? »

Recevabilité

La saisine étant parvenue plus de trois mois après la parution du premier article visé, il ne sera pas tenu compte de celui-ci par le CDJM, conformément à l’article 1.3 de son règlement intérieur.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée » et « refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication ». selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il tient à « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 9).
  • « [Sa] responsabilité vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, notamment à l’égard de ses employeurs et des pouvoirs publics », et il doit « éviter – ou mettre fin à – toute situation pouvant le conduire à un conflit d’intérêts dans l’exercice de son métier », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, devoir n° 13).

Réponse du média mis en cause

Dans un courrier adressé au CDJM le 23 janvier 2021, Serge Coste, directeur de la publication du Faucigny, répond en plusieurs points aux griefs de M. Billet.

À propos de l’article rapportant l’abandon du projet de tunnel sous le Semnoz, il note qu’il aborde « un sujet d’intérêt général, à savoir un projet du département de la Haute-Savoie » et que M. Guillaume Tatu n’est élu « ni au département, ni à Annecy Agglomération […] : il n’y a donc pas de conflit d’intérêt. »

Il indique aussi que les lecteurs du Faucigny ne pouvaient ignorer que son auteur était également élu municipal. D’abord parce que selon M. Coste, ces derniers sont « en majeure partie des décideurs (politiques, chefs d’entreprises, cadres) qui connaissent très bien les milieux politiques ». Ensuite parce que Le Faucigny lui-même, dans son numéro paru le 17 juillet 2020, revient sur la situation personnelle M. Tatu après son élection. Signé de M. Coste, ce texte explique qu’elle n’est pas problématique : « Ainsi, [les journalistes dans cette situation] sauront mieux de quoi ils parlent et connaîtront mieux les difficultés de gestion publique auxquelles se heurtent les élus. »

Toujours à propos de M. Tatu, M. Coste précise que « la loi ne permet pas à un employeur de se séparer d’un collaborateur sous prétexte qu’il est élu » et ajoute que sa « conception de la liberté d’expression » donne le droit à un journaliste « d’avoir des idées et de s’engager dans la vie publique, à condition que cela n’empiète pas sur la qualité de son travail ».

Il explique cependant avoir demandé à M. Tatu « de ne pas aborder de sujet politique durant toute la campagne électorale […], consigne qu’il a respectée scrupuleusement ».

M. Coste ajoute que la couverture de l’action de l’équipe municipale annécienne est confiée à d’autres rédacteurs de l’hebdomadaire, sans traitement de faveur : « Le Faucigny étant ouvert à toutes les opinions, l’étiquette politique de ses effectifs n’altère en rien la ligne rédactionnelle du journal. »

Il note enfin que d’autres journaux « appartiennent à des hommes politiques, qui en dirigent la ligne éditoriale, sans que cela ne choque personne », citant l’exemple de « Jean-Michel Baylet [PDG et propriétaire du groupe La Dépêche du Midi, ndlr], ancien maire, ancien député, ancien ministre ».

Analyse du CDJM

L’article qui fait l’objet de la saisine, titré « Tunnel sous le Semnoz : ADIEU ! » et signé de M. Guillaume Tatu, porte sur l’abandon du projet Liaison ouest du lac d’Annecy (Lola), qui comprenait un tunnel de 2,9 km creusé sous la montagne du Semnoz et reliant Seynod (ancienne commune fusionnée avec Annecy en 2017), à Sevrier (commune de la communauté d’agglomération Grand Annecy, située sur la rive occidentale du lac d’Annecy).

Le conseil départemental de Haute-Savoie a pris cette décision fin 2020 après qu’un groupe d’élus de la région lui a demandé par courrier de renoncer à la construction de cet ouvrage. Parmi eux figurait le maire d’Annecy, M. François Astorg. C’est sur la liste de ce dernier que M. Tatu, journaliste au Faucigny, a été élu en juin 2020.

Dans son texte, M. Tatu dresse un historique de ce projet, présenté comme une « catastrophe écologique annoncée ». Il brocarde M. Jean-Luc Rigaut, ancien maire d’Annecy et soutien actif du projet. Il évoque à deux reprises M. Astorg, maire élu en 2020, d’abord en tant que signataire du courrier concerné, puis en tant qu’instigateur d’un collectif d’associations opposé au projet, également candidat aux municipales de 2015.

Cependant, M. Guillaume Tatu ne précise pas que lui-même est devenu adjoint au maire d’Annecy six mois avant la parution de l’article. Il ne précise pas non plus que l’abandon du projet était une mesure défendue par la liste sur laquelle il figurait lors de la campagne électorale, comme le note le quotidien Les Échos dans un article sur le sujet.

Dans sa saisine du CDJM, M. Thierry Billet, lui-même candidat malheureux à ces élections – il figure sur la liste du maire sortant, M. Rigaut, au premier tour – considère que le fait de traiter ce sujet place M. Tatu en position de conflit d’intérêts, une situation aggravée par le fait que ce cumul de fonctions de M. Tatu n’est pas signalé au lecteur.

Sur le non-signalement aux lecteurs

Le CDJM prend acte que les lecteurs du Faucigny ont bien été informés du cumul de fonctions affectant M. Tatu, ainsi que l’indique le directeur de la publication du Faucigny, M. Serge Coste, dans sa réponse. Une démarche positive mais insuffisante : ce texte ayant été publié cinq mois avant, il n’est pas visible pour le lecteur de l’article publié le 3 décembre.

De même, on ne peut se contenter, comme le suggère M. Coste, de partir du principe que les lecteurs ont une connaissance suffisante de la vie politique locale pour connaître la situation personnelle de M. Tatu.

Sur le conflit d’intérêts

Le CDJM considère que dans le cas de cet article, le conflit d’intérêts est manifeste, le mandat local de M. Tatu étant de nature à influencer, ou à paraître influencer, son travail de journaliste, et ce, même lorsqu’il traite d’un sujet avec rigueur et objectivité. M. Coste avance le fait que l’auteur de l’article n’est pas élu de l’agglomération ou du département – pourtant, le CDJM a pu vérifier auprès de la communauté d’agglomération Grand Annecy que M. Tatu est bien conseiller communautaire, et ce depuis les élections municipales de 2020.

Le CDJM rappelle que le fait d’exercer sa profession n’interdit aucunement à un journaliste de se présenter aux élections, ni, plus largement, de participer à la vie politique de sa région. Mais il estime que les règles déontologiques dont la profession s’est dotée l’encouragent alors à « se déporter » et à ne plus traiter les sujets en lien direct avec son engagement politique, lors d’une campagne électorale ou au cours de l’exercice de son mandat.

Conclusion

Réuni le 9 mars 2021 en séance plénière, le CDJM estime que Le Faucigny n’a pas tenu compte des règles déontologiques concernant les journalistes en situation de conflit d’intérêts.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus des membres présents.

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