Avis sur la saisine n° 20-204

Adopté en réunion plénière du 26 mars 2021 (version PDF)

Description de la saisine

Le CDJM a été́ saisi par le 28 novembre 2020 par M. Igor Dorfmann-Lazarev au sujet d’un article publié sur le site de la revue Aleteia sur les conséquences patrimoniales du conflit dans le Haut-Karabagh et titré « Haut-Karabakh : le patrimoine chrétien en péril ».

M. Dorfmann-Lazarev avait envoyé le 16 novembre une proposition d’article sur ce même sujet aux sites de la revue Conflits et d’Aleteia. Entre le 21 et le 27 novembre, au fil d’échanges par courriel, il a retravaillé son texte à la demande de M. Jean-Baptiste Noé, le rédacteur en chef de Conflits. Selon lui, ils étaient parvenus à un accord sur la version finale de l’article, prêt pour la publication non plus sur le site de Conflits, mais sur celui d’Aleteia.

Interrogeant M. Noé sur la parution, M. Dorfmann-Lazarev affirme que celui-ci lui a répondu qu’elle était prévue le 27 novembre. À cette date, l’article n’a pas paru, c’est un texte de M. Noé qui a été mis en ligne par Aleteia, avec, selon les dires du requérant, des citations de son propre texte, mais sans indication de leur auteur. M. Dorfmann-Lazarev accuse donc M. Noé de plagiat.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « cite les confrères dont il utilise le travail, ne commet aucun plagiat », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « s’interdire le plagiat », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 10).

Réponse du média mis en cause

Le 8 février 2021, le CDJM a adressé à M. Pierre-Marie Dumont, directeur de la publication, et à M. Eric de Legge, rédacteur en chef de la rédaction en langue française, avec copie à M.  Jean-Baptiste Noé, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le CDJM a reçu le 27 février 2021 un courrier de M. Noé en réponse aux griefs formulés. Il y expose qu’un de ses collaborateurs lui a proposé le 16 novembre 2020 la publication, sur le site internet de Conflits, d’un article de M. Igor Dorfmann-Lazarev, ce qu’il a accepté. Mais, malgré un travail de réécriture de cet article, « la version finale ne [lui] convenait toujours pas » et il a décidé de ne pas la publier sur le site de Conflits. Il ajoute que « M. Dorfmann-Lazarev tenant absolument à ce que le sujet soit évoqué », il avait « décidé de consacrer [sa] chronique hebdomadaire d’Aleteia à ce thème ».

M. Noé fournit au CDJM la copie d’un rapport du logiciel d’analyse Plagiarism Detector et affirme que, « étant donné la différence de contenu entre les deux textes et les résultats négatifs du logiciel anti-plagiat, il ne me semble pas que le grief de plagiat puisse être retenu ».

Il explique qu’il n’a pas cité M. Dorfmann-Lazarev dans l’article publié sur le site d’Aleteia parce qu’il « ne connai[t] pas M. Dorfmann-Lazarev, n’ayant lu ni ses livres ni ses articles », parce que « l’article d’Aleteia n’est pas fondé sur un entretien avec lui », et parce que « les informations historiques indiquées dans l’article peuvent se trouver en libre accès après quelques recherches sur internet (ce que j’ai fait), elles ne me semblaient donc pas être la propriété intellectuelle de M. Dorfmann-Lazarev ni découler de ses recherches ».

M. Noé précise que son choix ne pas citer M. Dorfmann-Lazarev relève également d’un souci de « donner un ton le plus neutre et factuel possible à l’article ». Or, écrit-il, M. Dorfmann-Lazarev est « lui-même originaire de l’Artsakh et se revendiquant comme un défenseur de l’Artsakh arménien » et « un militant de l’Artsakh arménien ». Le citer aurait obligé, écrit M. Noé, à « citer également un représentant azéri ». Il explique avoir déjà agi ainsi dans le but de « fournir à nos lecteurs les deux points de vue et les deux positions afin que ceux-ci puissent comprendre la complexité de ce conflit ». Il a donc « préféré ne donner la parole à aucun représentant d’un camp de façon exclusive ».

Enfin, M. Noé déplore le ton de M. Dorfmann-Lazarev dans ses courriels, et précise que l’article qu’il a publié sur le site d’Aleteia est «  une chronique courte, qui doit être facile à lire et présenter l’essentiel à un public non averti, et qui n’est nullement un article à prétentions universitaires ».

Analyse du CDJM

Le CDJM rappelle que le plagiat ne concerne pas les idées, mais la lettre. Plagier, c’est reprendre mot pour mot un texte, en omettant de signaler son véritable auteur. En cela, le plagiat se différencie de la citation qui signale que les mots entre guillemets appartiennent à un auteur, dont on cite le nom.

Dans cette optique, le CDJM a procédé à une lecture comparée du texte proposé à Conflits par M. Igor Dorfmann-Lazarev et de l’article publié sous la signature de M. Jean-Baptiste Noé sur le site d’Aleteia.

Il constate que quatre extraits du premier se retrouvent mot pour mot dans le second.

  • Au troisième paragraphe de l’article publié par Aleteia, le passage suivant (392 signes) :  « L’Albanie caucasienne est un ancien royaume chrétien dont le territoire recoupait une partie de celui de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, en particulier sur les plaines de la rive gauche du fleuve Kour et le long du littoral du Daghestan du sud. Sa population avait des origines hétérogènes et parlait une variété de langues, caucasiques du nord-est et iraniennes pour la plupart. »
  • Au quatrième paragraphe de l’article publié par Aleteia, le passage suivant (1 104 signes) : « L’histoire de l’Arménie et de l’Albanie caucasienne est étroitement liée depuis la christianisation des deux pays survenus au début du IVe siècle et l’invention de leurs écritures au début du Ve siècle par le savant arménien Mesrop Machtots. Néanmoins, et contrairement à l’Arménie montagneuse, l’Albanie du Caucase qui s’étendait sur des plaines à l’est de l’Artsakh fut largement islamisée par les Arabes au VIIIe siècle. Par la suite, la langue albanienne s’est graduellement évanouie, alors que l’arménien devenait la langue dominante pour tous les chrétiens qui restaient encore sur l’ancien territoire de l’Albanie, qu’ils soient d’origine arménienne, albanienne ou d’autres populations d’origines caucasiques et iraniennes. Quand vers la fin du Xe siècle les premières tribus turcomanes et turques commencèrent à pénétrer dans le Caucase du sud, elles n’y rencontrèrent, selon toute vraisemblance, plus d’habitants qui parlaient encore l’albanien. Les échanges entre Turcs et Arméniens furent, en revanche, intenses, comme en témoignent les emprunts arméniens dans l’azerbaïdjanais et dans le turc. »
  • Au cinquième paragraphe de l’article publié par Aleteia, le passage suivant (1 133 signes) : « La théorie selon laquelle le peuple de l’Azerbaïdjan tirerait ses origines des Albaniens du Caucase fut élaborée à l’époque soviétique, dans un contexte social et culturel qui lui était propre. Alors qu’il était interdit aux nations qui composaient l’Union soviétique de donner une dimension politique à leurs identités, ces nations pouvaient, sous certaines conditions, explorer leur passé, en particulier l’archéologie, l’architecture, les langues et le folklore. Parfois, les peuples soviétiques étaient même encouragés à redécouvrir le passé de leurs Républiques respectives. Leur passé devait néanmoins être bien distinct : il y existait donc une archéologie arménienne, une archéologie géorgienne, une archéologie azerbaïdjanaise, une archéologie turkmène… Alors que les historiographies d’Arménie et de Géorgie rivalisaient entre elles, confrontant des récits concurrents allant jusqu’à l’Antiquité et au début du premier millénaire avant notre ère, l’Azerbaïdjan turcophone, entité politique récente, essaya d’élaborer une historiographie fondée sur le postulat qu’elle descendait directement de l’antique Albanie caucasienne. »
  • Au cinquième paragraphe de l’article publié par Aleteia, le passage suivant (233 signes) : « L’histoire de l’Albanie chrétienne nous est connue presque exclusivement à travers des sources écrites arméniennes, et tout spécialement par l’Histoire des Albaniens composée en arménien à la fin du Xe siècle par Movsês Kałankatuatsi. »

Au total, sur un article de 7 454 signes, 2 862 signes correspondent à des extraits du texte proposé par M. Dorfmann-Lazarev, soit plus de 38 %.

Lorsque les passages cités ci dessus sont soumis au logiciel Plagiarism Dectector, celui-ci renvoie systématiquement à l’article signé par M. Noé. Une analyse globale du texte par le logiciel PlagScan indique 21 concordances et une duplication de 34,5 % entre les deux textes. Une seconde analyse par le logiciel Copyscape, basée sur le décompte des mots, conclut à une duplication à 33 % : il a été détecté 28 correspondances entre les deux textes, dont 15 de plus de 10 mots, parmi lesquelles des passages de 44, 31, 36, 29 et 87 mots.

Le CDJM estime à la lumière de ces analyses convergentes, manuelles et automatiques, qu’il y a reprise mot pour mot de plusieurs passages d’un texte sur l’autre. On est au-delà du droit de citation admis par les usages journalistiques.

Le CDJM estime que la bonne pratique journalistique aurait été de signer le texte publié des noms de ses deux auteurs. M. Noé avance plusieurs autres arguments pour justifier que M.Dorfmann ne soit ni crédité ni cité dans l’article qu’il a publié par Aleteia.

Le CDJM reconnaît que le texte n’est « pas fondé sur un entretien avec [M. Dorfmann-Lazarev] », comme l’écrit M. Noé pour expliquer qu’il ne l’a pas cité. Mais la déontologie journalistique ne limite pas la citation de tiers aux propos tenus lors d’un échange oral : elle est de mise lors d’échanges écrits dont une partie est reprise.

M. Noé affirme ne pas connaître M. Dorfmann-Lazarev et ignorer si les informations historiques qui figurent dans son article ont été trouvées, dit-il, « en libre accès après quelques recherches sur internet (ce que j’ai fait) » ou « découle[nt] de ses recherches ». Cet auteur lui avait été pourtant recommandé par un de ses collaborateurs, lui-même historien, et une autre recherche sur internet permet de constater que, titulaire d’un doctorat d’histoire de l’Ecole pratique des Hautes études de Paris, M. Dorfmann-Lazarev est un enseignant-chercheur spécialisé sur le Proche-Orient médiéval, et notamment l’Arménie, qui a travaillé et publié dans de grandes universités européennes.

Le souci d’équilibre également avancé par M. Noé est louable, mais, comme il le décrit lui-même, c’est la succession d’articles exposant différents points de vue qui permet de l’atteindre. Citer M. Dorfmann-Lazarev n’était nullement incompatible avec la publication d’un autre point de vue. Enfin, le CDJM tient à souligner qu’en matière de citations, la déontologie du journalisme a la même exigence que celle de la recherche universitaire. Que cet article « court » destiné à « présenter l’essentiel à un public non averti » ne soit « nullement un article à prétentions universitaires » n’autorise pas reprendre sans le citer de larges extraits d’un autre texte.

Conclusion

Réuni le 26 mars 2021 en séance plénière, le CDJM estime l’article « Haut Karabakh : le patrimoine chrétien en péril » publié sur le site de la revue Aleteia ne tient pas compte de l’exigence de la déontologie du journalisme concernant le plagiat et la citation des sources utilisées.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus des membres présents.

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