Avis sur la saisine n° 20-120

Adopté en réunion plénière du 11 mai 2020 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 octobre 2020, M. Brendan Chabannes, agissant au nom du syndicat SUD Éducation en qualité de co-secrétaire, a saisi le CDJM à propos de l’émission « C à vous » diffusée le 19 octobre 2020 sur France 5. 

M. Chabannes met en cause l’une des séquences : la chronique du journaliste Patrick Cohen, consacrée aux suites de l’assassinat de M. Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre. Selon lui, la diffusion à l’intérieur de ce billet d’un bref extrait de propos tenus la veille sur France Inter par son co-secrétaire du syndicat SUD Éducation, M. Jules Siran, était contraire « aux bonnes pratiques et standards du journalisme » pour « inexactitude et altération  d’un document ».

Il cite à l’appui de cette mise en cause l’extrait suivant de l’intervention de M. Cohen : « C’est un responsable de Sud Éducation qui disait hier ce ceci sur France Inter : “Nous, ce qui nous inquiète, c’est la mise en avant de thématiques qui font le jeu de l’extrême-droite et des déferlements islamophobes.” Voilà. Un professeur vient d’être décapité par un terroriste islamiste, mais ce qui inquiète d’abord ce syndicaliste c’est le risque d’offense aux musulmans, [excusez] les bourreaux, [culpabilisez] les victimes. »

M. Chabannes présente ensuite ainsi les propos tenus par M. Siran sur France Inter : « Il déclarait “un enseignant a choisi d’utiliser certains supports, et l’a payé de sa vie”, puis “lʼheure est au recueillement et la solidarité”, avant dʼexprimer les craintes de SUD Éducation au sujet des récupérations qui nʼont guère tardé à apparaître. »

M. Chabannes estime qu’il y a là une « manœuvre qui consiste à faire passer SUD Éducation pour une organisation qui vise à « “excuser les bourreaux” ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, article 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, devoir nO 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

Réponse du média mis en cause

Par courrier du 25 mars 2021, le CDJM a adressé à M. Laurent Guimier, directeur de l’information de France Télévisions avec copies à M. Fabrice Angotti, producteur éditorial de « C à vous » et à M. Patrick Cohen, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

M. Laurent Guimier a accusé réception le jour même, en indiquant que « l’émission “C à vous” n’était pas placée sous la responsabilité éditoriale de la direction de l’information ». A la date du 11 mai 2021, aucune autre réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

Observation liminaire : le CDJM rappelle que le journaliste d’opinion, qui exprime des pensées, des idées, des croyances ou des jugements de valeur, est libre de son expression. Il dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte et des citations qu’il retient. Mais son travail n’est pas hors déontologie. Il doit exposer les faits les plus pertinents sur lesquels il se fonde sans omettre d’éléments essentiels à la compréhension de ces faits.

L’intervention de M. Patrick Cohen porte, selon les mots du présentateur de l’émission, sur l’idée que « le drame de Conflans-Saint-Honorine est aussi la conséquence d’années de dénis ». C’est un choix éditorial. M. Cohen développe ce point de vue en citant, à l’appui de sa thèse, des propos de M. Jacques Chirac, et en faisant entendre de brefs propos de M. Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, et de M. Jules Siran, co-secrétaire du syndicat SUD Éducation. Ces déclarations, selon lui, traduisent cette attitude de « dénis » et de « compromissions ». C’est sur le choix de cet extrait que porte principalement la saisine de M. Brendan Chabannes.

Les propos de M. Siran diffusés par M. Cohen à l’appui de son analyse sont effectivement extraits d’une interview que celui-ci a donnée à France Inter, diffusée le 18 octobre dans le journal de 13 h. Il y disait, à propos de l’assassinat de M. Samuel Paty :

« Le premier sentiment qui est venu à tout le monde c’est bien évidemment l’horreur face à une situation incompréhensible pendant laquelle un enseignant a choisi d’utiliser certains support et il l’a payé de sa vie. C’est un moment de deuil, de recueillement et de solidarité. Et nous ce qu’on souhaite, c’est affirmer cette solidarité, ce recueillement, ce deuil loin de toutes les récupérations politiques qui commencent déjà à se faire sentir malgré l’exigence de dignité que mériterait la situation.

Nous, ce qui nous inquiète c’est la mise en avant de thématiques qui font le jeu de l’extrême droite, le déferlement d’islamophobie. Le minimum de respect qu’on doit à la mémoire de notre collègue, du défunt, c’est de ne pas verser dans des torrents de haine ».

Le CDJM constate que cette réflexion s’articule clairement autour de deux idées : premièrement le deuil, le recueillement et la solidarité, et deuxièmement le refus d’une exploitation de l’assassinat de Samuel Paty dans un « déferlement d’islamophobie ».

M. Cohen fait entendre une seule phrase de M. Siran en soutien de son analyse : « Nous ce qui nous inquiète c’est la mise en avant de thématiques qui font le jeu de l’extrême droite, le déferlement islamophobe. » Il ne fait pas entendre d’autres phrases, et affirme : « Voilà, un professeur vient d’être décapité par un terroriste islamiste mais ce qui inquiète d’abord ce syndicaliste c’est le risque d’offense aux musulmans. »

Or, l’intervention de M. Siran sur France Inter, deux jours après le drame de Conflans-Sainte-Honorine, ordonne précisément les préoccupations de son syndicat : le recueillement et la solidarité viennent avant la crainte d’une exploitation islamophobe du crime. Et non « d’abord », comme le dit M. Cohen dans sa chronique de « C à vous », sur France 5.

Le CDJM note enfin que l’expression « Excusez les bourreaux, culpabilisez les victimes ! » employée par M. Cohen ne s’adresse pas au seul co-secrétaire de SUD Éducation, comme l’écrit le requérant, mais à tous ceux qu’il accuse de « compromissions ». Elle peut paraître excessive et polémique, mais elle relève du journalisme d’opinion, où sont exprimées des pensées, des idées, des croyances ou des jugements de valeur sous forme de points de vue, de commentaires, de prises de position.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 mai 2021 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique de ne pas supprimer d’informations essentielles à la compréhension des faits et ne pas dénaturer de documents n’a pas été respectée.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise à l’issue d’un vote par 10 voix pour, 8 contre et 7 abstentions.

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