Avis sur la saisine n° 20-103

Adopté en réunion plénière du 10 novembre 2020 (version PDF)

Description de la saisine

Le 18 août 2020, M. Lucas Beulin a saisi le CDJM à propos d’un article publié sur le site du HuffPost le même jour et initialement titré : « Kim Jong-Un ordonne aux Nord-Coréens d’abandonner leurs chiens pour qu’ils soient mangés ».

M. Beulin reproche à ce média en ligne d’utiliser « comme unique source le journal sud-coréen Chosun Ilbo, sans préciser que la ligne éditoriale du journal est ultra réactionnaire et ouvertement contre le régime nord-coréen ». Il ajoute que « des informations non vérifiées et fausses ont déjà été reprises de ce journal ».

Cette saisine est recevable selon les critères établis par le CDJM dans l’article 1 de son règlement intérieur.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, […] la déformation des faits, […] la non-vérification des faits […] pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité » et « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoirs n° 1 et n° 3).
  • Il doit « respecter les faits » et ne rapporter que « des faits dont il connaît l’origine », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

Ces mêmes textes précisent également :

  • Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 6).
  • Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).

Réponse du média mis en cause

Le 30 septembre 2020, le CDJM a adressé à Mme Lauren Provost, directrice de la rédaction du HuffPost, un courrier l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement intérieur. A la date du 30 octobre, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

Dans sa version initiale, l’article – non signé – du Huffpost annonce que « depuis le mois de juillet, les Nord-Coréens ont l’interdiction de posséder un animal de compagnie, notamment des chiens. Ils sont donc obligés d’abandonner leurs compagnons pour qu’ils soient envoyés dans des zoos d’État ou dans des restaurants où ils seront mangés ».

Cette nouvelle est tirée de deux articles en anglais, qui figurent en lien : le premier est publié le 17 août par le Mail Online, site du quotidien britannique Daily Mail, et signé d’un journaliste basé au Japon ; le second est publié le même jour par le site du quotidien américain New York Post.

Comme ces deux médias, le HuffPost indique que c’est le quotidien sud-coréen Chosun Ilbo qui a le premier rendu publique l’information. Ce média publié sur son site en anglais le 12 août 2020 un article titré « North Korea Clamps down on “Decadent” Pet Dogs » (« la Corée du Nord sévit contre les animaux domestiques “décadents” »). Ce dernier article se base sur une source anonyme – ce que ne précise pas le HuffPost, contrairement au Mail Online et au New York Post.

Dans la suite de son article, le HuffPost rapporte que cette décision émane du dictateur nord-coréen Kim Jong-Un lui-même. Pour ce dernier, posséder des animaux domestiques « représenterait le symbole d’une “tendance corrompue de l’idéologie bourgeoise”, une forme de “décadence” occidentale ». Mals cette explication, précise le média, « ne serait qu’un prétexte pour pouvoir récupérer les chiens afin de résoudre les pénuries de nourriture dans le pays ».

Près de deux mois après sa parution – et après que le CDJM a informé le HuffPost de cette saisine – l’article a été modifié, le 15 octobre 2020. Le CDJM note que le HuffPost a très tardivement ajouté un avertissement sommaire pour les futurs lecteurs de cet article (« Mise à jour : cet article a été mis à jour pour faire part plus clairement des doutes sur la véracité des informations rapportées par le Chosun Ilbo »), dont le titre et certaines phrases ont été mis au conditionnel, mais que celui-ci reste accessible sans autres précisions.

Dans les heures qui ont suivi la parution initiale, en août, plusieurs autres médias français ont relayé cette information, en s’appuyant sur l’article du HuffPost sans toujours le citer. À l’inverse, un article de LCI, publié le 20 août 2020 et titré « Saisie des chiens ordonnée par Kim Jong Un en Corée du Nord : une « information » aux sources douteuses », met en doute la fiabilité de la source avancée par le HuffPost, le Chosun Ilbo : « Méconnu en France, ce journal généralement présenté comme ultraconservateur est coutumier des « scoops » concernant le voisin nord-coréen. Problèmes : ces révélations sont régulièrement démenties, malgré des reprises régulières dans la presse internationale. »

Cette analyse s’appuie sur des sources facilement accessibles, notamment sur une enquête publiée le 3 juin 2019 sur le site anglophone de la Deutsche Welle, la radio publique allemande, et titrée « North Korea: Fake news on both sides is the norm » (« Corée du Nord : les fake news venant des deux camps sont la norme »), qui cite deux publications du Chosun Ilbo évoquant des exécutions de proches du dictateur : en 2013, celle d’une ex-petit amie du dictateur, prétendument pour avoir dansé les jambes un peu dénudées ; en 2019, celle du diplomate intermédiaire dans les discussions avec Donald Trump avant l’échec du second sommet entre les deux pays. La jeune fille comme le diplomate sont réapparus, bien vivants, sur les écrans de télévision nord-coréens quelques jours après les révélations les concernant.

Interrogé par le CDJM, M. Antoine Combaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique et enseignant à Sciences Po, fait ce constat : « Le Chosun Ilbo va souvent relayer des rumeurs sur le Corée du nord à partir de sources anonymes qui ne sont jamais recoupées, jamais vérifiées. C’est comme ça depuis des décennies. La différence aujourd’hui, c’est que ces histoires sont reprises et déformées par les médias étrangers. »

Selon ce spécialiste de la région, « il n’y a jamais eu de message diffusé en Corée du Nord, aucune source crédible, pour dire qu’il fallait manger les chiens de compagnie. Au départ, il y a juste un discours de Kim Jong-Un qui dit qu’avoir des animaux de compagnie en ville, c’est un comportement bourgeois. Il s’en prend à un symbole des inégalités sociales, qui ne donne pas une bonne image ».

Antoine Combaz voit dans la circulation de ces informations sensationnalistes « les bonnes vieilles ficelles de l’orientalisme » : dans un certain imaginaire collectif, « les dirigeants de ces pays lointains sont « forcément » des monstres, des brutes assoiffées de sang. »

Il déplore, et le CDJM avec lui, que les rédactions ne procèdent pas toujours à un travail basique de vérification, par exemple auprès de confrères spécialisés ou d’experts.

Le travail des journalistes, notamment ceux basés en France, est rendu compliqué par l’isolement diplomatique de la Corée du Nord et le peu de sources fiables d’informations facilement accessibles. Mais cette difficulté ne peut exonérer ni du nécessaire travail de vérification et de contextualisation, ni du recul et des précautions d’écriture et de présentation indispensables dans la reprise d’informations publiées par d’autres médias. Le CDJM prend acte de la mise à jour, tardive, de l’article et de son titre par l’usage du conditionnel, et de l’ajout d’un avertissement sommaire.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 10 novembre 2020 en séance plénière, estime que la rédaction du HuffPost, en publiant une information sans s’interroger ni mettre en garde ses lecteurs sur sa source originelle, dont la fiabilité a souvent été mise en cause par le passé, n’a pas effectué le travail de vérification de l’information indispensable, en respect des règles déontologiques de la profession.

Le CDJM considère que la mise à jour de l’article après la parution a été tardive et incomplète.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise à la majorité des membres présents.

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