Avis sur la saisine n° 20-038

Adopté en réunion plénière du 21 juillet 2020 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 février 2020, neuf saisines ont été portées devant le CDJM à propos du portrait de Me Yassine Bouzrou, réalisé par la journaliste Jade Partouche dans l’émission « Le Club Le Chatelier », diffusée le 19 février 2020 à 14h30 sur LCI. Ces saisines ont été regroupées.

Les auteurs de ces saisines relèvent notamment :

  • une présentation discriminante de l’avocat Maître Yassine Bouzrou ;
  • un ton méprisant pour décrire le parcours de cet avocat ;
  • une atteinte à la dignité de la personne ;
  • une infographie hors de propos soulignant ce commentaire méprisant : un bonnet d’âne, le bac escompté rayé pour évoquer le bac technique qu’il a obtenu présenté comme bas de gamme ;
  • des rires moqueurs de la part des personnes présentes sur le plateau.

Certaines saisines évoquent par ailleurs un « racisme social et ethnique ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • « un journaliste digne de ce nom respecte la dignité des personnes et l’équité et tient l’intention de nuire comme une grave faute professionnelle », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes, 1918-1938-2011) ;
  • « le journaliste veillera à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (2019), article 2 ;
  • « le journaliste respectera la dignité des personnes citées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (2019), article 8 ;
  • « le journaliste veillera à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés et fera son possible pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (2019), article 9.

Réponse du média mis en cause

Par courrier du 15 avril 2020, le CDJM a informé LCI, en la personne de M. Thierry Thuillier, directeur de la publication de LCI, avec copie à Mme Valérie Nataf, alors directrice de la rédaction de LCI ainsi qu’aux journalistes Jade Partouche et Valentine Desjeunes, de ces saisines.

Une réponse de M. Fabien Namias, directeur adjoint de LCI est parvenue au CDJM, le 17 avril 2020 :

« Le Conseil supérieur de l’audiovisuel est compétent, au titre de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de la communication, pour veiller au respect de la déontologie de l’information par les médias audiovisuels et intervient régulièrement lorsqu’il constate, sur ces médias, des manquements en la matière. 

« A ce contrôle de notre organe de régulation s’ajoute celui du comité relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes mis en place par le Groupe TF1 conformément aux dispositions de la loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, et agissant auprès des rédactions de TF1 et LCI. Composé de personnalités indépendantes, il peut se saisir ou être saisi par toute personne de faits susceptibles de contrevenir à la déontologie de l’information. Toutes les informations relatives à ce Comité figurent sur le site du Groupe TF1. 

« Au-delà de ces deux instances, le Groupe TF1 a adopté en 2019, à l’issue d’un processus de réflexion engagé avec les représentants des rédactions, une Charte déontologique des Journalistes. 

« Il revient par conséquent à ces différents organismes et instances de traiter des questions relatives à la déontologie journalistique et à leur respect. »

Dans un courrier du 22 avril 2020, le Président du CDJM a répondu :

« La procédure du CDJM ne se substitue pas à celles émanant de procédures internes (médiateur, charte de déontologie, comité d’éthique, société de journalistes) ou d’autres institutions comme le CSA. Elle est plus large, dans la mesure où elle intègre la participation des représentants du public […] Si vous mainteniez au final votre souhait de ne pas répondre aux téléspectateurs de LCI qui nous ont saisi, sachez que le CDJM rendra tout de même son avis public, dans la mesure où notre démarche contradictoire vous a bien été proposée et que les avis du CDJM ne sont pas soumis à la non-réponse d’un média. »

M. Fabien Namias a répondu le 4 mai 2020 en dénonçant « un certain nombre de contre-vérités flagrantes » dans le courrier du CDJM et affirmant « rester vigilant sur la manière dont [le CDJM] poursuivra ses démarches à l’avenir ».

Analyse du CDJM

Les saisines considérées posent la question de la nature du portrait qui a été réalisé, des termes employés dans ce portrait, des éléments infographiques utilisés dans l’animation illustrant le portrait et enfin des commentaires « off », ou paraissant à l’image, des différents intervenants sur le plateau.

  • S’agissant des termes employés : ils se réfèrent au parcours qualifié « d’assez atypique » de Me Bouzrou. La journaliste Jade Partouche poursuit en expliquant qu’il est « né à Bezons dans une famille marocaine, extrêmement modeste, il a grandi dans une cité à Courbevoie, il a enchaîné les déboires scolaires. Il été quand même viré trois fois de suite jusqu’à trouver une école qui accepte bien de lui ouvrir ses portes mais qui lui fermera quand même les portes du bac L. Il va donc finir par faire un bac technique avant de faire ses études dans l’administration économique et sociale, puis il va changer de voie pour découvrir une passion pour le droit pénal. En 2005, il prépare son concours pour le barreau puis décroche un stage puis d’autres auprès des meilleurs avocats de l’époque. » La journaliste poursuit en narrant les premières années de la carrière du pénaliste et termine son portrait en ces termes : « Son petit bureau sur les champs a laissé place à un grand bureau sur l’une des avenues les plus prisées de la capitale et son ascension vous l’avez vu a été fulgurante, et c’est donc un homme réputé sans pitié que s’offre aujourd’hui Piotr Pavlenski. »
  • S’agissant des éléments infographiques utilisés : ils illustrent le commentaire traitant du parcours scolaire de Me Bouzrou. Ce dernier est affublé d’un bonnet d’âne, et le terme « RENVOYÉ » en capitales et de couleur rouge – est utilisé à trois reprises. Est également insérée en incrustation sur l’image la mention « BAC L » barrée et remplacée par « STT ».
  • S’agissant des termes employés à l’antenne par les intervenants : durant l’évocation du parcours scolaire de Me Bouzrou, des rires sont clairement audibles de la part d’un ou de plusieurs des intervenants. Lors du retour plateau, la présentatrice reprend en ces termes : « Merci Jade pour cet éclairage, et merci au service infographie qui nous a gâtés cet après-midi [rires] on a affaire à un profil atypique de cet avocat, décidément ? »

La diffusion de ce portrait a immédiatement suscité de vives critiques, forçant la rédaction de LCI à réagir dès le lendemain, 20 février 2020, par la lecture d’une mise au point dans le « Club Le Chatelier », en ces termes :

« Avant de présenter nos invités autour de la table, nous souhaitons revenir sur une séquence présentée hier, une séquence qui a beaucoup fait réagir, il s’agissait de retracer le parcours de Me Yassine Bouzrou, l’avocat de Piotr Pavlenski, la forme, les illustrations en étaient maladroites et ont pu sembler peu respectueuses, alors si nous avons blessé Me Bouzrou, nous en sommes désolés, il n’y avait pas d’intention de nuire, il s’agissait au contraire de souligner le parcours hors normes de Me Bouzrou. La chronique souhaitait simplement s’attacher à retracer le parcours singulier d’un avocat sous le feu des projecteurs en ce moment. Alors encore une fois la forme n’était pas la bonne, nous tenions à vous le dire aujourd’hui. » 

Il nous semble utile de souligner que le terme « Maitre » est utilisé pour la première fois dans cette mise au point alors qu’il n’a jamais été employé dans le portrait diffusé la veille. La mise au point peut s’apparenter à des excuses, mais ce terme n’est pas employé. De surcroît, la rédaction de la mise au point n’envisage l’utilisation de termes blessants que de façon conditionnelle (« si nous avons blessé Me Bouzrou… » ; « ont pu sembler peu respectueuses »).

Le CDJM estime que les termes employés dans le portrait ainsi que les illustrations utilisées ont porté atteinte à la dignité de Maître Bouzrou. Les réactions des intervenants pendant la diffusion du portrait ainsi que lors du retour plateau peuvent également être perçues comme méprisantes.

La mention des origines sociales de Me Bouzrou ainsi que son parcours scolaire présenté comme chaotique pourraient laisser accroire que sa réussite professionnelle tient du miracle. Enfin, le CDJM estime que ce portrait a pu contribuer à nourrir des préjugés sur l’origine sociale et ethnique de Me Bouzrou.

Le CDJM note enfin que la charte déontologique des journalistes du groupe TF1 n’est pas accessible en ligne, et que les membres du CDJM comme le public ne sont pas en mesure de s’y référer. Il semble même que les journalistes salariés du groupe TF1 n’y aient pas accès.

Le CDJM souhaite que cette charte soit disponible pour le public.

Conclusion

Le CDJM, réuni en session plénière le 21 juillet 2020, estime que LCI n’a pas respecté les règles applicables en matière de respect de la dignité de la personne.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus des membres présents.

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