Avis sur la saisine n° 20-010

Adopté en réunion plénière du 21 juillet 2020 (version PDF)

Description de la saisine

Le 9 février 2020, M. Gautier Weinmann a saisi le Conseil de déontologie journalistique et de médiation à propos de l’émission de 55 minutes diffusée sur France Inter le 6 février 2020 : « Le Nouveau Rendez-vous : Les Juifs de France ». Les animateurs, Laurent Goumarre et Christophe Bourseiller, ont réuni quatre journalistes, producteurs et écrivains et les ont invités à débattre sur l’identité juive contemporaine dans la société.

Les motifs de saisine sont « l’exactitude et la véracité des faits, la recherche du contradictoire, la non-rectification d’une erreur » par les journalistes. L’un des invités a, selon M. Weinmann, « dépeint La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon comme antisémites ». Pour M. Weinmann, « cela relève de l’insulte pure et simple et de la diffamation d’une force d’opposition majeure au gouvernement ». Il précise qu’en tant que membre de La France insoumise, il se sent insulté.

Règles déontologiques concernées

Les règles déontologiques auxquelles cette saisine renvoie sont, notamment, énoncées dans : 

  • la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ 1918-1938-2011), qui stipule que le journaliste « tient l’accusation sans preuve, la déformation des faits, le mensonge, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles » et qu’il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence » ;
  • la Déclaration de Munich de 1971, qui précise que le journaliste s’oblige à « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité » (devoir n°1), à « rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte » (devoir n°6), et à « s’interdire la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement » (devoir n°8) ;
  • la Charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes de 2019, dont l’article 5 indique que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaudra pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause ».

Réponse du média mis en cause

Contactés par un courrier signé du président du CDJM, en date du 3 mai 2020, la direction des programmes de France Inter et M. Laurent Goumarre, qui avait été mis en copie de ce courrier, n’ont pas répondu.

Analyse du CDJM

Le requérant demande au CDJM de se prononcer d’une part, sur le fait que l’accusation d’antisémitisme émise au cours de l’émission, à propos de La France Insoumise et de M. Jean-Luc Mélenchon, constituerait une accusation sans fondement ; d’autre part, sur le respect du contradictoire et de la vérification des faits.

Or, une saisine doit porter sur « les raisons pour lesquelles la déontologie de l’information n’aurait pas été respectée » (article 2.3 du règlement intérieur du CDJM), la déontologie étant entendue comme les règles professionnelles du journalisme décrites dans les textes cités à l’article 2.2 des statuts du CDJM. Il ne revient pas, dans le cadre d’une analyse du respect de la déontologie journalistique, de juger du fond des propos d’invités qui s’expriment librement. Cela ressort de la liberté d’opinion et d’expression qui ne sont pas mises en cause.

L’examen de la saisine porte donc strictement sur le respect du contradictoire et la non-rectification par les animateurs de l’émission de ce qui est dit par leurs invités, qui constituent le deuxième objet de la plainte du requérant.

L’émission dure 55 mn 29 s, dont 47 mn 4 s consacrées au débat du jour, moins deux pauses musicales. Son thème central est « Les juifs de France : Combien de juifs français font leur alya ? Leur alya interne ? Quel est leur lien avec Israël ? Fidélité ou désir d‘imposer une voix singulière ? Repli communautaire et conscience identitaire face à la recrudescence d’actes antisémites ? Que veulent les juifs de France ? ».

Dans la deuxième partie de l’émission, à 22 mn 44 s, Laurent Goumarre pose la question de l’antisémitisme en France et de son évolution depuis vingt ans. Après des interventions des trois autres invités sur ce thème, Marin Karmitz a la parole et évoque, entre autres considérations (à 30 mn 7 s), à côté du « fascisme noir, un espèce de fascisme rouge dans l’ultra gauche ou dans la gauche même où, tout à coup, on retrouve les mêmes revendications, les mêmes critères, les mêmes exclusions, la même xénophobie et le même antisémitisme. On retrouve cet antisémitisme aussi bien chez Le Pen que chez Mélenchon » (fin à 30 mn 24 s). L’animateur de France Inter ne réagit pas à cette opinion de Marin Karmitz sur l’antisémitisme de certains membres du parti La France Insoumise.

Dans la troisième partie de l’émission, à 40 mn 42 s un autre invité, Yves Azeroual, dit « qu’il y a, et Marin Karmitz a eu raison de le dire, à l’extrême gauche des gens qui soufflent sur les braises, hein, Mélenchon, je citerais, heu, quasiment toute La France Insoumise etc., il y a cette montée d’un antisémitisme nouveau qui trouve ses racines à la fois dans le conflit israélo-palestinien, aussi, et dans une certaine vision, lecture, des juifs de France ».

Laurent Goumarre coupe alors la parole à un autre invité qui voulait intervenir et relance d’un ton interrogatif Yves Azeroual : « Enfin, je ne peux pas penser qu’on puisse dire véritablement que toute La France insoumise soit rattachée à l’antisémitisme, Yves Azeroual ? ». Celui-ci répond : « Toute La France Insoumise, non, mais… un…. Ecoutez ceux qui sont profondément antisionistes et qui ne cachent pas… Regardez la dernière sortie de Raquel Garrido qui a fait une sortie infâme en disant que si Blanquer avait exclu un parent d’élève avec une kippa il aurait été démis de ses fonctions de ministre. C’est scandaleux, c’est proprement scandaleux. Et la sortie aussi de Mélenchon concernant l’élection, la non élection de Corbyn en Angleterre, qui aurait été le fait du Grand Rabbin et du Crif associés qui auraient fait une réunion pour que les… que les… que la Grande Bretagne ne vote pas… Enfin on est dans un délire qui rappelle aussi ces tristes années » (fin à 42 mn 1 s).

Un débat doit laisser les opinions s’exprimer même si elles sont choquantes. Les intervenants ne sont pas tenus au « respect de la vérité » et la « vérification des faits » qui s’imposent aux interventions des journalistes. Ceux-ci doivent cependant rectifier les erreurs flagrantes ou les exagérations polémiques outrancières. En l’occurrence, c’est ce que fait Laurent Goumarre quand le parti La France Insoumise est mis en cause par Yves Azeroual en appui de l’affirmation antérieure de Marin Karmitz.

Le CDJM estime que l’animateur Laurent Goumarre a donc manifesté une distance claire avec les opinions exprimées, et relancé son interlocuteur en le conduisant à nuancer son affirmation initiale quand il répond « Toute La France Insoumise, non », même si ce dernier tente d’étayer cette affirmation initiale par son interprétation de déclarations de membres de La France Insoumise.

Le respect du contradictoire est assuré par des points de vue différents sur le thème central de l’émission, décrit dans sa présentation. Il aurait été nécessaire de l’organiser différemment si le thème de l’émission avait été uniquement les nouveaux antisémitismes. Mais les thématiques abordées pendant plus de deux fois vingt minutes sont plus larges, et cet aspect de l’antisémitisme dit rouge n’est abordé qu’au fil d’une démonstration, pendant dix-sept secondes une première fois, puis pendant une minute et dix-neuf secondes une seconde fois, la durée de cette dernière s’expliquant par la relance critique de Laurent Goumarre à l’adresse d’Yves Azeroual. L’exigence de respect de l’exactitude et de contradictoire est assurée alors par l’intervention de Laurent Goumarre.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 21 juillet 2020 en séance plénière, estime que les griefs de non-respect du contradictoire et de non rectification d’une erreur ne sont pas établis.

La saisine est déclarée non fondée.

Cette décision a été prise par 14 voix contre 5. Les votes minoritaires estimaient que la saisine était partiellement fondée, puisque Laurent Goumarre n’avait pas réagi une première fois, lorsque M. Karmitz a dit : « On retrouve cet antisémitisme aussi bien chez Le Pen que chez Mélenchon. »

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