Adopté en réunion plénière du 21 juillet 2020 (version PDF)
Description de la saisine
Le 21 mars 2020, Mme Sophie Arouet a saisi le CDJM à propos du reportage de France 24 en français, diffusé le 13 janvier 2020 dans la séquence « Focus » de ses programmes et disponible en replay sur le site de cette chaîne sous le titre « L’armée française, ultime rempart contre la menace jihadiste au Sahel ? ». .
Mme Sophie Arouet estime notamment :
« Sadou Yehia, éleveur malien, a été assassiné le 8 février 2020 par des terroristes dans son village de Léléhoy au nord du Mali. Trois semaines avant, il avait accordé une interview à une équipe de journalistes de France 24 durant laquelle il dénonçait la manière dont les groupes terroristes s’emparent de leur bétail, les spoliant ainsi de leur bien. Il indique clairement les menaces dont ils sont la cible en disant : “Toute la zone est occupée […] même si tu vas ailleurs, l’autre va te trouver et tu vas payer.”
« Non seulement son visage n’est pas flouté, mais en plus une mention sur l’écran indique son prénom et son nom, alors que dans ce même reportage, quelques minutes plus tôt, on voit des militaires faire sortir de leur tente des femmes et des enfants et leurs visages sont floutés. […]
« Pour avoir longtemps travaillé en Afrique dans des zones d’insécurité comme celle du nord du Mali je suis choquée d’apprendre la mort d’un homme après qu’une équipe de journalistes n’a pas respecté les règles élémentaires de l’exercice de cette profession, qui débutent par la protection des sources.
« Ce comportement est d’autant plus incompréhensible que juste après cette interview, un journaliste indique dans son commentaire en parlant des villageois qu’ils “se sont exposés à de potentielles représailles des djihadistes en partageant des informations avec la force Barkhane” sur laquelle justement il réalisait ce reportage en les suivant dans leurs interventions. »
Recevabilité et règles déontologiques concernées
La saisine remplit les conditions de recevabilité décrites aux articles 1 et 2 du règlement intérieur du CDJM.
Les textes auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations des journalistes :
- le journaliste « garde le secret professionnel et protège les sources de ses informations », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ 1918-1938-2011) ;
- « le/la journaliste respectera la vie privée des personnes. Il/elle respectera la dignité des personnes citées et/ou représentées et informera les personnes interrogées que leurs propos et documents sont destinés à être publiés. Il/elle fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon l’article 8 de la Charte mondiale d’éthique des journalistes 2019.
Le CDJM a également consulté la Charte de déontologie des journalistes de France Medias Monde, groupe dont fait partie France 24, qui établit, dans le chapitre « Couverture des actes de guerre, des attentats, des violences armées contre les civils » :
- « Aucune image ni son pouvant porter atteinte à la sécurité, à l’intégrité ou à la dignité des personnes ne doivent être diffusés. »
- « Toute prise de contact avec les victimes, les témoins ou leurs proches doit faire l’objet d’une vigilance particulière afin de ne pas nuire à la sécurité des personnes. »
Réponse du média
Le 5 juin, le CDJM a écrit à France 24 pour l’inviter à lui faire part de ses observations et, notamment, lui demander de préciser « le contexte de ce reportage : par exemple, les sources étaient-elles informées du fait qu’elles s’adressent à une équipe de reporters et non à des militaires ? Qu’elles ne seraient pas floutées et dès lors prévenues des dangers auxquelles elles s’exposaient ? ».
France 24 n’a pas répondu à ce courrier.
Le CDJM a donc joint au dossier le communiqué de la direction de France 24 publié le 12 février 2020 et titré « France 24 s’exprime sur le drame de l’assassinat de Sadou Yehia » :
La direction de France 24 y écrit notamment :
« Une équipe de correspondants de France 24 basée à Bamako, s’est vu proposer d’embarquer dans une patrouille commune entre Barkhane et les forces armées maliennes (Fama) dans le Grand Est malien, du 7 au 14 décembre. Lors de ce tournage, ils se sont rendus dans la région du Gourma au sud de Gao, dans une zone frontalière du Burkina Faso et du Niger, le long du fleuve Niger. Devant notre caméra, les militaires engagent le dialogue avec les anciens d’un village rassemblés sur la place. Parmi eux, Sadou Yehia l’éleveur, est révolté par le racket que lui font subir les jihadistes et tient à le faire savoir à l’équipe de journalistes qu’il a parfaitement identifiée : “{…] Toute la zone est occupée, même si tu vas ailleurs, l’autre va te trouver et tu vas payer {…]”. Le reportage sera diffusé un mois plus tard, le 13 janvier, et l’enlèvement puis l’assassinat de Sadou Yehia se produisent entre le 5 et le 8 février. Les délais importants entre le tournage, la diffusion et l’assassinat montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine.
« Avant la diffusion du reportage, tant pour les équipes qui le montent à Bamako que pour celles qui le reçoivent à Paris, s’est posée la question du floutage. Faut-il flouter les civils ? La réponse est oui, quand cette mère de famille sort de sa case sous la contrainte des soldats avec ses deux enfants, découvre la caméra et est donc filmée à son insu.
« La réponse est non, concernant les soldats de Barkhane dont aucun membre n’est flouté.
« Non, quand, dans une assemblée publique, un notable exprime librement son ressentiment devant notre caméra. Dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages, à l’identité des habitants qui leur parlent, rien ne permet d’affirmer que le floutage de Sadou Yehia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l’anonymisation est illusoire. Les groupes terroristes qui prospèrent de divers trafics, et d’un racket systématique des populations, n’ont d’ailleurs nul besoin d’images pour désigner leurs victimes. Les 4 000 assassinats de notables en attestent. Le lâche assassinat de Sadou Yehia et des centaines de civils innocents rappelle douloureusement la volonté des terroristes de toutes obédiences, de terroriser. Terroriser les populations, terroriser les enseignants, terroriser les médecins et les responsables locaux. »
Analyse du CDJM
Le principe de protection des sources est une règle cardinale de la déontologie du journalisme. Il s’impose d’autant plus dans un contexte où la sécurité physique des interlocuteurs des journalistes est en cause ou susceptible de l’être. En l’occurrence, le reportage de France 24, consacré à une zone de guerre et aux populations civiles qui y vivent, zone où selon la direction de France 24 on a enregistré « 4 000 assassinats de notables », demande une grande vigilance sur ce point. Les interlocuteurs de ce reportage, paysans peu au fait de l’impact des médias, ou notables voulant dénoncer le racket des terroristes et conscients du risque de représailles, sont bien des personnes vulnérables pour lesquelles il est attendu que les journalistes redoublent de précautions.
A ce titre, le CDJM estime que la distinction entre personnes filmées à leur insu et personnes conscientes d’être filmées ne peut être retenue. La responsabilité du journaliste vis-à-vis de ses sources, quelles qu’elles soient, est de ne pas les mettre en danger lorsque le risque est avéré, de ne pas accroître un risque préexistant. La personne qui accepte d’être filmée dans un tel contexte doit être informée des conséquences possibles, donner un consentement éclairé, et être protégée de ces risques à l’initiative du journaliste.
Le CDJM regrette à ce propos que France 24 n’ait pas répondu à sa sollicitation, et notamment éclairé les conditions précises dans lesquelles M. Sadou Yehia a accepté de répondre aux questions des journalistes à visage découvert.
Quoi qu’il en soit, et comme l’écrit la direction de France 24 dans le communiqué du 12 février 2020, rien ne permet effectivement d’affirmer que M. Sadou Yehia ait été assassiné parce qu’il avait été interrogé face caméra. Rien ne permet d’affirmer que l’anonymisation de son témoignage, au moment de l’enregistrement ou en postproduction, aurait empêché son identification par ses assassins.
Rien ne permet non plus d’affirmer le contraire. L’anonymisation de ce témoignage n’aurait certes rien garanti. Mais elle aurait été une précaution de principe, pour ne pas ajouter du risque au risque, conforme aux normes journalistiques éthiques, et aux règles déontologiques que France Media Monde a librement fixées pour ses rédactions.
Conclusion
Le CDJM, réuni en session plénière le 21 juillet 2020, estime que France 24 n’a pas respecté les règles applicables de protection des sources.
La saisine est déclarée fondée.
Le CDJM appelle les journalistes et les médias à se montrer particulièrement vigilants sur ces questions de protection des témoins et des sources.
Cette décision a été prise par consensus des membres présents.