Avis sur la saisine n° 25-101

Adopté en réunion plénière du 4 novembre 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 15 juillet 2025, Mme Anne Grand d’Esnon a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 3 mai 2025 par Le Figaro dans la rubrique «  FigaroVox » de son site, sous le titre : « Subventions européennes, chasses aux sorcières, institutions gangrenées : comment l’université est noyautée par l’islamo-wokisme ».

Mme Grand d’Esnon saisit le CDJM pour non-respect de l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité et non-rectification d’une erreur. Elle estime que dans cet article, l’affirmation par les deux universitaires interrogés selon lesquels un de leurs collègues a été sanctionné par l’université de Nice au motif qu’il « a eu le malheur de dire qu’un homme n’était pas une femme » est erronée. Elle regrette qu’elle ait été publiée « sans indication de vérification ni correction de la part des journalistes (ni dans l’entretien, ni a posteriori) ». Elle indique que Le Figaro « n’a pas rectifié l’information à la suite de la vérification effectuée et publiée le 14 mai 2025 par le service CheckNews de Libération ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

À propos de la rectification d’une inexactitude :

  • Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
  • Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
  • Lire aussi la recommandation du CDJM « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques ».

Réponse du média mis en cause

Le 21 juillet 2025, le CDJM a adressé à M. Vincent Trémolet de Villers, rédacteur en chef de Figaro Vox, avec copies à MM. Alexandre Devecchio et Eliott Mamane, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 4 novembre 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

✦ L’article en cause est un long entretien (plus de 50 000 signes) mené par deux journalistes du Figaro, MM. Alexandre Devecchio et Eliott Mamane, avec le professeur d’histoire M. Pierre Vermeren et le linguiste M. Xavier-Laurent Salvador. Ceux-ci ont codirigé l’ouvrage Face à l’obscurantisme woke, paru aux éditions PUF, dont la publication au printemps 2025 a fait polémique.

Au cours de cet entretien, ils affirment « ouvrir la boîte de Pandore de l’Université », qui serait affaiblie notamment parce qu’elle serait gangrénée par le « wokisme », lequel substituerait « de fausses sciences aux postulats disciplinaires qui ont permis de structurer l’Université ». Ils affirment qu’il y a « une convergence sidérante » entre « wokisme » et islamisme pour gagner « des positions de pouvoir » au sein des universités. Enfin, ils indiquent quelques solutions pour remédier aux dérives qu’ils dénoncent et reviennent sur la polémique autour de leur ouvrage.

Sur le grief d’inexactitude

✦ La saisine de Mme Grand d’Esnon porte sur une très courte séquence (380 signes) de ce long entretien, un propos de M. Pierre Vermeren qui, pour appuyer l’idée que le « wokisme » « consiste à dénier le réel des sciences dures au profit d’une grille morale supérieure », cite un exemple : « Concernant le genre, ce n’est pas mieux : à Nice, un collègue a été interdit de cours et a vu son traitement suspendu pendant deux ans car, en tant que professeur de psychologie, il a eu le malheur de dire qu’un homme n’était pas une femme. […] En psychologie, on ne peut donc plus librement affirmer qu’il y a un clivage sexuel entre hommes et femmes. La maladie est profonde. »

La requérante affirme que « la sanction disciplinaire en question – sévère – n’était à aucun moment motivée par les propos tenus en cours sur des différences entre hommes et femmes (bien que ces propos aient effectivement fait réagir les étudiant·es) ». Elle estime que « les journalistes sont tenus de respecter la déontologie journalistique, y compris dans leur rapport aux propos tenus lors d’entretiens qu’ils publient. La publication de cette information erronée ne respecte pas l’exactitude et la vérité des faits ».

✦ Cet entretien donne aux deux personnes interrogées l’occasion d’exposer longuement leur point de vue sur la situation de l’université française. On peut ne pas partager leur conviction, mais on ne peut reprocher aux journalistes de les laisser l’exprimer. On ne vérifie pas des opinions. De même, on ne peut attendre d’un journaliste qu’il s’assure de l’exactitude de chaque affirmation d’une personne interviewée, notamment s’il s’agit d’un expert du sujet traité.

Il n’en va pas de même cependant lorsqu’une grave accusation factuelle et précise est portée, mettant directement en cause un individu ou une organisation. C’est le cas du passage relevé par la requérante, qui est l’énoncé d’un fait : à Nice, un professeur a été sanctionné, « interdit de cours [et] suspendu deux ans sans traitement », pour avoir dit « qu’un homme n’était pas une femme ».

✦ Le cas de cet enseignant de l’université de Nice n’était pas de grande notoriété au moment où l’article du Figaro est paru. Son caractère exceptionnel en fait une information d’intérêt public qu’il importe de confirmer ou d’infirmer au-delà de l’affirmation des auteurs du livre.

Des éléments relatifs à cette suspension sont en accès libre sur le site du Bulletin officiel de l’enseignement supérieur et de la recherche (affaire 1815 sur cette page), dans une décision du 31 décembre 2024 du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser). Cette dernière rejette la demande de sursis à exécution de la décision d’interdiction d’enseigner prise par la section disciplinaire du conseil académique de l’université Côte d’Azur. L’enseignant en cause a fait appel sur le fond de sa sanction.

La lecture de ce document montre que ce qui lui est reproché va bien au-delà des propos contestés sur la différence entre les hommes et les femmes. Ce fait est relevé par Libération dans un article publié le 14 mai 2025, soit onze jours après la parution de l’article objet de cette saisine. Le journaliste du quotidien a pu interroger à la fois le professeur en question et la direction de l’université de Nice. Il en ressort que les propos sur le genre par le professeur ont bien déclenché des réactions de certains étudiants. S’en est suivie une enquête administrative justifiée par les propos du professeur mais surtout par d’autres faits.

✦ L’enseignant lui-même, cité par Libération qui l’a joint, explique que « c’est après des plaintes d’étudiants sur [ces] propos tenus, en cours, entre octobre 2022 et décembre 2022, et seulement sur ces propos, [qu’une] lettre d’information [de la direction] a été envoyée aux étudiants, une lettre d’appel à la délation, et qu’ils ont alors trouvé d’autres faits ». Lui est notamment reproché, rapporte Libération, « un mélange des genres entre sa fonction de professeur des universités et son activité de psychothérapeute à titre libéral » et le fait d’avoir « favorisé certains étudiants pour l’entrée en master de psychologie ».

Le professeur explique au quotidien l’enchaînement des faits : « Sans ces propos, pas de lettre [d’information], sans cette lettre, pas d’enquête administrative, sans enquête administrative, pas de conseil de discipline, et [donc] pas de condamnation. Il est donc à la fois vrai et faux que j’ai été condamné pour des propos tenus en cours. C’est à la suite du wokisme que j’ai été envoyé en conseil de discipline. »

✦ L’accusation des deux auteurs interrogés par Le Figaro ne correspond pas aux faits facilement vérifiables auprès de sources accessibles (l’université, l’enseignant lui-même, les décisions du Cneser). S’agissant de la publication d’un entretien écrit – donc retravaillé par les journalistes – dont la publication ne relève pas de l’urgence (le livre dont il est l’objet venait de sortir en librairie le 30 avril), prendre le temps de vérifier cette accusation grave était possible.

Sur le grief de non-rectification

✦ La requérante souligne que « Le Figaro n’a pas, à ma connaissance, rectifié l’information à la suite de la vérification effectuée et publiée le 14 mai par le service CheckNews de Libération ».

Un média n’est pas forcément tenu de reprendre les informations publiées par un autre infirmant ce qu’il a publié. Mais on peut déplorer que Le Figaro, alerté par l’enquête de son confrère, n’ait pas enquêté et informé ses lecteurs de l’inexactitude factuelle qu’est l’affirmation « à Nice, un collègue a été interdit de cours et a vu son traitement suspendu pendant deux ans car, en tant que professeur de psychologie, il a eu le malheur de dire qu’un homme n’était pas une femme ».

Conclusion

Le CDJM, réuni le 4 novembre 2025 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité et de rectification des inexactitudes, ont été enfreintes par Le Figaro.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.