Adopté en réunion plénière du 9 septembre 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 28 avril 2025, Mme Marie Cornanguer a saisi le CDJM à propos de l’émission « BFM Story 6 », diffusée le même jour à 18 h 30 et également disponible sur le site de la chaîne sous le titre « Kim Kardashian, début du procès de ses braqueurs ». Mme Cornanguer est l’avocate d’un des accusés présents au procès des auteurs présumés du vol des bijoux de Mme Kim Kardashian, mais elle précise qu’elle ne saisit pas le CDJM au nom de son client, M. Florus Heroui.
La requérante formule le grief d’atteinte à la présomption d’innocence. Elle estime que la déontologie journalistique n’est pas respectée par la journaliste invitée dans l’émission, Mme Pauline Delassus, lorsqu’elle dit : « C’est surtout que l’information vient de l’intérieur de son équipe. Même si elle [Mme Kardashian, ndlr] n’avait pas montré cette bague sur les réseaux, les deux hommes qui travaillent pour elle, Mickaël et Gary – non, Mickaël, il est mis hors de cause, mais son petit frère – a usé du fait que le grand dirige la société de chauffeurs, et c’est comme ça qu’ils ont toutes les informations. »
Mme Cornanguer considère que « Mme Delassus sort du cadre déontologique et confond son rôle avec celui de policier ou de juge puisqu’elle se présente comme détenant la vérité et pouvant expliquer ce qu’il s’est passé ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de la présomption d’innocence :
- Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).
- Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
Réponse du média mis en cause
Le 15 mai 2025, le CDJM a adressé à Mme Camille Langlade, directrice de la rédaction de BFM TV, avec copie à M. Olivier Truchot, journaliste animateur de l’émission « Story 6 », et à Mme Pauline Delassus un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 17 mai 2025, Mme Delassus répond, avec copie à Mme Langlade et M. Truchot. Elle indique :
« Au sujet de mon intervention sur BFM, je fais à leur micro un compte rendu du premier jour du procès, le 28 avril, premier jour consacré à la lecture de l’accusation instruite à l’encontre des dix accusés. Je reprends donc quelques-uns des nombreux éléments mis en avant par les magistrats lors de l’audience, notamment ceux qui concernent Gary Madar. Je rapporte les propos tenus devant la cour d’assises, je les explique. »
Elle ajoute : « C’est ce qui est attendu de moi en tant que journaliste. À aucun moment je ne me prends pour une juge ou une policière. À aucun moment je ne porte atteinte à la présomption d’innocence dont les accusés bénéficient évidemment dans l’attente de leur jugement. »
Cette réponse a été transmise par le CDJM le 23 mai 2025 à la requérante, Mme Cornanguer, qui y répond le 2 juin 2025. Elle maintient ses griefs et insiste sur le contexte : une « séquence diffusée à l’ouverture d’un procès d’assises, avec des accusés jugés par des citoyens, donc considérés comme plus perméables aux préjugements qui peuvent se former dans l’opinion, en raison justement de telles entorses aux devoirs et obligations des journalistes s’exprimant sur des affaires judiciaires en cours ». Mme Cornanguer s’appuie sur des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui serait, selon elle, « très claire[s] » dans sa jurisprudence, en jugeant que « le “seul risque d’influence” suffit » et que « les journalistes se doivent d’être particulièrement vigilants lorsqu’ils s’expriment pour ne pas, par leurs commentaires, dépasser le compte rendu judiciaire autorisé sur des affaires et compromettre l’apparence d’impartialité d’une juridiction composée essentiellement de citoyens ».
Cette réponse de Mme Cornanguer a été envoyée par le CDJM le 6 juin 2025 à Mme Delassus. Elle n’a, à ce jour, pas répondu.
Analyse du CDJM
➔ L’émission, présentée par M. Truchot, dure presque quatorze minutes. Elle commence par un direct du palais de justice de Paris avec Mme Alexandra Gonzalez (cheffe adjointe du service police-justice de BFM TV), qui raconte brièvement l’ouverture du procès dit « des Papys braqueurs ». Elle évoque l’ambiance et l’état de santé de certains prévenus : « une salle d’audience toute boisée et comble », « de nombreuses robes noires venues défendre tous ces accusés », « ce qui frappe aussi, c’est l’âge et l’état de santé de certains ». Elle donne la parole à un avocat des parties civiles (celui du réceptionniste), puis annonce la venue de Mme Kim Kardashian lors d’une prochaine audience. Cette séquence dure trois minutes.
L’émission se poursuit par des échanges en plateau. M. Truchot lance la journaliste Mme Alexia Elizabeth pour « revivre cette affaire » du braquage. La séquence, intitulée « Les éclaireurs », dure deux minutes. La journaliste raconte le déroulé des faits, la nuit du 2 au 3 octobre 2016, puis l’arrestation d’un des suspects quelques jours plus tard, et l’interpellation de dix-sept personnes en janvier 2017, dont douze sont renvoyées aux assises [plus précisément, il y a eu dix-sept personnes arrêtées, douze mises en examen, dont dix étaient citées à comparaître devant la cour d’assises, ndlr].
M. Truchot reprend la parole pour lancer les échanges en plateau avec trois intervenant.e.s : Mme Delassus, présentée dans un bandeau en bas d’écran comme « grand reporter à La Tribune Dimanche, auteure de La Nuit de Kim Kardashian (éditions Grasset) », Mme Sandrine Pégand, « avocate pénaliste au barreau de Paris », et M. Steven Bellery, « chef du service culture de BFMTV ».
Mme Delassus parle d’abord du butin, des bijoux perdus ou retrouvés. Puis une vidéo d’archive « Doc. RMC Story, février 2021 » de vingt-cinq secondes est diffusée : M. Yunice Abbas, braqueur ayant reconnu son implication, raconte ce qui s’est passé et évoque la somme qu’il a touchée, assurant qu’il ne savait pas exactement qui était Mme Kim Kardashian. Mme Delassus reprend la parole, rebondissant sur cet extrait : « Il connaissait suffisamment, il savait qu’elle était célèbre, il savait qu’elle était très riche et qu’elle avait des diamants. Il ne connaissait pas les détails de sa carrière, mais ils connaissent suffisamment, ils savent très bien ce qu’ils font [rires sur le plateau]. »
M. Truchot s’adresse ensuite à l’autre invitée, Mme Pégand, avocate. Ils évoquent l’âge des accusés, les délais de la justice, les peines en jeu, le cadre légal de la détention provisoire. Puis la discussion s’oriente sur les faits pendant la nuit du braquage, « une scène très violente » pour Mme Delassus, qui indique que Kim Kardashian « pense qu’elle va être tuée, […] pense qu’elle va être violée ». Le journaliste M. Bellery souligne que depuis ce braquage, Kim Kardashian « a changé aussi sa manière d’être, de se comporter sur les réseaux sociaux : elle ne partage plus autant de détails ». « C’est vrai qu’on se souvient qu’à ce moment, elle avait partagé des photos de sa bague, qu’on pouvait reconnaître où est-ce qu’elle était… », ajoute-t-il. « C’est comme ça qu’ils l’avaient repérée, d’ailleurs », dit M. Truchot. « Voilà, reprend M. Bellery, qu’on pouvait reconnaître où est-ce qu’elle logeait, puisqu’elle n’était pas dans un palace, donc la sécurité était aussi assez légère, d’une certaine manière ». Une minute plus tard, Mme Delassus rebondit sur ce point et s’ensuit cet échange, qui commence à 10 mn 15 s du début de la vidéo et se termine à la cote 10 min 51 s :
« C’est surtout que l’information vient de l’intérieur de son équipe, explique Mme Delassus. Même si elle n’avait pas montré cette bague sur les réseaux, les deux hommes qui travaillent pour elle, Mickaël et Gary – non, Mickaël, il est mis hors de cause, mais son petit frère – a usé du fait que le grand dirige la société de chauffeurs, et c’est comme ça qu’ils ont toutes les informations. Donc c’est surtout que là, les braqueurs – qui sont certes un peu mauvais vers la fin – au début, ils sont très bons parce qu’ils ont la bonne personne à l’intérieur.
– Pourquoi, relance M. Truchot, ils sont mauvais vers la fin ?
– Parce qu’ils laissent beaucoup de traces, qu’ils tombent à vélo, que c’est un peu foutraque vers la fin. Mais au départ, ils ont un tuyau qui vaut de l’or. »
La discussion se poursuit et en conclusion, M. Truchot demande à Mme Pégand ce que « risquent ceux qu’on appelle les Papys braqueurs ». « Ils peuvent aller jusqu’à, malheureusement, trente ans de réclusion criminelle, répond l’avocate. Quand je dis malheureusement, c’est parce qu’on aurait pu penser à la perpétuité, mais c’est trente ans de réclusion criminelle. »
Sur le grief d’atteinte à la présomption d’innocence
➔ Le CDJM constate que, lorsque Mme Delassus déclare que « Gary […] a usé du fait que [son grand frère] dirige la société de chauffeurs » et que « c’est comme ça qu’ils [les braqueurs, ndlr] ont toutes les informations », elle présente cette information comme définitive. Elle n’utilise aucune formule de prudence – formule qui aurait pu être « selon les éléments de l’enquête », « d’après l’accusation », ou même « selon les magistrats ».
Même si le nom de M. Gary Madar n’est pas précisé, et que Mme Delassus ne donne que son prénom, il est aisé de compléter, puisqu’il s’agit d’un des dix prévenus au procès – très médiatisé – qui s’ouvre ce jour-là.
Dans sa réponse au CDJM et à la requérante, Mme Delassus indique qu’elle intervient ce jour-là à l’antenne de BFM TV pour « [faire] à leur micro un compte rendu du premier jour du procès, le 28 avril, premier jour consacré à la lecture de l’accusation instruite à l’encontre des dix accusés ».
Or, le CDJM constate que Mme Delassus ne donne pas cette indication dans son intervention, et que cela n’est jamais précisé dans l’émission. Ce qui relève du compte rendu d’audience figure davantage dans l’intervention en direct du palais de justice de Mme Gonzalez, journaliste de BFMTV, que dans les propos tenus en plateau. Cependant, même cette dernière n’indique pas que le premier jour est « consacré à la lecture de l’accusation instruite à l’encontre des dix accusés ».
Durant l’émission, Mme Delassus ne précise pas qu’elle « rapporte les propos tenus devant la cour d’assises » ou qu’elle « les explique », contrairement à ce qu’elle écrit dans son courrier. Le spectateur ne comprend d’ailleurs qu’à la toute fin de l’émission, dans la dernière minute, que Mme Delassus était à l’audience ce jour-là, lorsqu’elle évoque la couverture médiatique du procès. M. Truchot la présente avant tout comme spécialiste de l’affaire, pour avoir écrit un livre à ce propos. Elle est interrogée dans ce sens.
➔ Le CDJM rappelle que la présomption d’innocence est une notion centrale de l’Etat de droit, comme l’indique l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. »
Un journaliste ne porte atteinte à la présomption d’innocence que lorsque trois éléments se cumulent. D’abord, cette atteinte ne peut survenir que dans le cadre d’une procédure qui n’a pas encore fait l’objet d’une décision définitive. Ensuite, cela suppose que le journaliste désigne publiquement comme coupable une personne précise – et ce de façon péremptoire, sans se limiter à une simple insinuation. Enfin, il faut que le public ait bien connaissance qu’une procédure pénale est en cours pour le fait imputé, soit parce que le journaliste donne lui-même cette information, soit parce que cette procédure est notoirement connue ou annoncée dans la presse.
Dans ce cadre, un journaliste qui révèle une affaire d’intérêt général qui ne fait pas l’objet d’une procédure ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence (lire à ce sujet la recommandation du CDJM sur le traitement des faits divers). Mais lorsqu’elle intervient sur BFMTV, le 28 avril 2025, pour commenter l’ouverture du procès des braqueurs présumés, Mme Delassus ne peut se situer dans ce cadre. Au contraire, il y a bien une procédure en cours le jour où elle s’exprime, le public en est informé, et elle dit sans nuance que M. Gary Madar a donné des informations aux braqueurs de Mme Kardashian. L’absence de prudence dans son expression la conduit à remettre en cause la présomption d’innocence de M. Madar.
➔ Le CDJM note que la cour d’assises de Paris a acquitté le 23 mai 2025 M. Gary Madar des charges qui pesaient contre lui, comme le rapporte le site du Point.
Conclusion
Le CDJM réuni le 9 septembre 2025 en séance plénière estime que l’obligation déontologique de respect de la présomption d’innocence a été enfreinte par BFM TV.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.