Adopté en réunion plénière du 8 avril 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 7 février 2025, M. Mohamed Haydar a saisi le CDJM à propos de l’émission « L’heure américaine » diffusée le 5 février 2025 par Franceinfo, et particulièrement de la séquence intitulée « Gaza “Côte d’Azur” et si c’était possible ? ».
M. Mohammed Haydar estime que « se poser la question de la faisabilité et du bien-fondé économique d’un crime contre l’humanité est une atteinte à la dignité humaine des victimes du génocide et de la déportation ». Il se réfère explicitement à l’article 9 de la Charte mondiale d’éthique des journalistes, l’un des trois textes sur lesquels le CDJM fonde son travail, pour formuler le grief de discrimination liée aux origines géographique et ethnique.
Il considère en outre qu’une phrase prononcée par le journaliste et essayiste M. Dominique Simonnet est inexacte, quand il affirme : « Il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas construire une espèce de petit paradis aussi. »
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
À propos de la propagation de haine ou de discrimination :
- Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
Réponse du média mis en cause
Le 21 février 2025, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à M. Laurent Delpech, alors directeur de Franceinfo, à M. Alban Mikoczy, rédacteur en chef de « L’heure américaine » et à MM. Julien Benedetto, Dominique Simonnet et Michel Mompontet, journalistes, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 8 avril 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Cette séquence a suscité de vives réactions. Selon un article de Libération du 6 février 2025, le service communication de Franceinfo a fait ce commentaire sur X : « Une séquence totalement inappropriée et regrettable a été diffusée hier. Nous l’avons supprimée de notre site et déplorons ce moment. »
Analyse du CDJM
➔ Le CDJM souligne en préambule que, dans leurs choix éditoriaux et rédactionnels, les journalistes ne peuvent ignorer des idées ou des opinions contraires au droit ou à la morale, surtout quand elles sont exprimées par un acteur important du débat public. Ils ne peuvent s’ériger en censeurs de ces informations, quoiqu’ils en pensent par ailleurs, au nom de la déontologie. Mais ils doivent les traiter sans complaisance, en les contextualisant, et en en rappelant quand c’est nécessaire l’illégalité et l’indécence.
➔ « L’heure américaine » est un rendez-vous quotidien de Franceinfo qui, entre 22 h et 23 h, propose « une heure d’immersion pour explorer la vie quotidienne des États-Unis à travers des reportages, des chroniques et des témoignages exclusifs ».
La séquence de l’émission du 5 février 2025 en cause est identifiée à l’antenne par le titre en incrustation « Gaza “Côte d’Azur” et si c’était possible ». Elle est introduite à 22 h 25 par le journaliste M. Julien Benedetto en ces termes :
« On parlait de l’aspect politique de cette proposition de Donald Trump. On va laisser la politique de côté pour un instant. On va accueillir Franck Delvau : vous êtes président de l’Union des métiers des industries de l’hôtellerie d’Île-de-France. Et on a voulu vous inviter ce soir parce qu’on a envie de voir si cette proposition de Trump… elle a vraiment… vocation à… exister sur le plan économique. On a beaucoup dit : Trump est aussi un promoteur immobilier – c’est comme ça qu’il négocie. La bande de Gaza en Riviera : est-ce que ça a du sens pour le professionnel du tourisme que vous êtes. La bande de Gaza a des atouts : on l’a déjà dit… »
Suit une discussion entre les invités MM. Franck Delvau, David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Iris et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques, Dominique Simonnet, ancien rédacteur en chef à L’Express, et le journaliste de France Télévisions, Michel Mompontet. M. Delvau, se référant à la situation du secteur touristique en Île-de-France, indique qu’« avant que Gaza devienne une “French Riviera”, il va y avoir un peu de travail. Et puis surtout c’est la sécurité […] parce que le touriste voyage “safe”. »
M. Rigoulet-Roze pointe « deux obstacles : il y a la question de la reconstruction et des financements, mais, avant, il y a le préalable d’une prise en charge, d’une autorité, c’est-à-dire l’identité d’une gouvernance ». La question de la sécurité est évoquée par plusieurs des intervenants : M. Delvau explique que « dès qu’il y a le moindre événement […] et nous, on l’a vu à Paris : rappelez-vous la crise sur les punaises de lit… Eh bien immédiatement, il y a des annulations ». M. Mompontet note alors que « si on a peur des punaises de lit, le Hamas et le Hezbollah, ça risque de faire un peu plus désordre ». Puis, M. Simonnet explique que « c’est la même plage » que celle de Tel-Aviv, en Israël, et qu’« il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas construire une espèce de petit paradis ; et tout le monde en profiterait, à commencer par ceux qui habitent là ».
Les participants conviennent qu’il faudrait plusieurs décennies pour que ce « vrai rêve » se réalise, et le journaliste M. Benedetto conclut : « En tout cas, on voulait faire ce pas de côté pour voir un petit peu, hypothétiquement, comment pourrait prendre forme cette bande de Gaza version Donald Trump. »
Sur le grief d’inexactitude
➔ M. Mohammed Haydar pointe comme étant une inexactitude la phrase de M. Dominique Simonnet : « Il n’y a aucune raison qu’on puisse pas construire une espèce de petit paradis aussi. » Il affirme : « C’est faux. Il y a une raison. C’est le droit international. Et l’illégalité de la déportation d’un peuple. »
➔ L’intervention complète de M. Simonnet est : « Mais en temps relativement de paix, ou en tout cas de trêve, il y a une activité touristique en Israël. Il y a des hôtels magnifiques, il y a des plages formidables… Donc il n’y a aucune raison que… C’est la même plage en fait ! Il n’y a aucune raison que… qu’on puisse pas construire une espèce de petit paradis aussi. Et tout le monde en profiterait. À commencer par ceux qui habitent là. »
Cela ne relève pas de l’inexactitude, puisqu’il s’agit pour M. Simonnet de présenter la situation géographique de Gaza. C’est le seul moment où les habitants sont cités, même si le journaliste ne précise pas s’il évoque la population arabe de la bande de Gaza. Le grief n’est pas fondé.
Sur le grief de propagation de haine ou de discrimination
➔ M. Mohammed Haydar estime que « se poser la question de la faisabilité et du bien-fondé économique d’un crime contre l’humanité est une atteinte à la dignité humaine des victimes du génocide et de la déportation ». Il se réfère explicitement à l’article 9 de la Charte mondiale d’éthique des journalistes pour affirmer qu’« il y a un traitement déshumanisant des Palestiniens et donc une discrimination liée aux origines géographique et ethnique ». Il s’indigne du bandeau « Gaza “Côte d’Azur” et si c’était possible ? » en écrivant : « On croirait une pub. »
➔ La séquence est placée sous un angle déterminé : la faisabilité économique de la transformation de Gaza en région touristique. Cette approche peut être jugée absurde, maladroite, inacceptable, mais c’est un choix éditorial, qui doit être contextualisé.
Or, il n’est pas fait référence à la proposition de M. Donald Trump de déplacer les habitants de la bande de Gaza vers l’Egypte et la Jordanie pour créer une sorte de Riviera. Le président des États-Unis l’a exprimé clairement, comme le rappelle un article de Franceinfo : « On parle d’environ 1,5 million de personnes et on fait tout simplement le ménage là-dedans », l’enclave palestinienne étant comparée à un « site de démolition » : « Je préférerais m’impliquer avec certaines nations arabes et construire des logements à un autre endroit où ils pourraient peut-être vivre en paix pour une fois. […] Vous savez, au fil des siècles, ce site a connu de nombreux conflits. Et je ne sais pas, quelque chose doit se passer. »
Ce contexte ne peut être exclu. Mais à aucun moment pendant cette séquence, les journalistes présents sur le plateau ne rappellent que le projet de M. Trump se ferait contre les Gazaouis, invités à s’installer ailleurs. L’angle économique est signalé au départ, puis exclusivement traité, en omettant les implications humaines et éthiques d’un tel projet – hormis quelques considérations d’ordre sécuritaire – ainsi que les principes de base du droit international.
L’omission du contexte international, juridique et humain – même si l’angle annoncé est un « pas de côté » ou une « hypothèse » – fait fi de l’existence à Gaza d’habitants qui seraient éloignés de leur territoire pour réaliser le dessein de M. Trump. C’est considérer comme acquis que ces habitants n’ont pas leur mot à dire, ce qui est contraire au droit international, et par là même les considérer comme négligeables, ce qui est une discrimination.
➔ Le CDJM note que l’édition du 5 février 2025 de « L’heure américaine » a été effectivement supprimé du site de visionnage en différé de Franceinfo. Il déplore que le public n’y soit pas informé des raisons pour lesquelles cette émission n’est plus accessible.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 8 avril 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude n’a pas été enfreinte, mais que celle ne pas faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique n’a pas été respectée.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.