Adopté en réunion plénière du 28 janvier 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 21 mars 2024, M. Sébastien Collinot a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 2 février 2024 sur le site du magazine Le Point et titré « Les dessous de la mise en “pause” du plan Écophyto ».
L’article est consacré, après l’annonce par le gouvernement Attal de la suspension du programme Écophyto qui ambitionne de réduire de 50 % des produits phytosanitaires dans l’agriculture, au débat sur le choix de l’indicateur de classement de ces produits.
M. Collinot, qui formule le grief de non-respect de l’exactitude, affirme qu’il y a « de nombreuses informations fausses ou trompeuses relayées dans cet article du Point ». Selon lui, « certains arguments sont mobilisés pour critiquer certains indicateurs [et] ces mêmes arguments ne sont plus pris en compte quand il s’agit de défendre un autre indicateur ». Il relève, d’une part, des « inexactitudes concernant l’Indice de fréquence de traitement (IFT) et le Nombre de doses unités (Nodu) ».
Il ajoute que l’article utilise « des sources non vérifiées ou non identifiées », notamment lorsqu’il « évoque un remplacement de glyphosate par un produit de biocontrôle qui ferait augmenter le Nodu, sans s’appuyer sur aucune source ».
Recevabilité
Le CDJM rappelle que lorsqu’il est saisi, il ne se prononce que sur des griefs relatifs au respect des règles de la déontologie journalistique. En particulier, il ne se prononce pas sur les griefs des requérants lorsqu’il lui est demandé de prendre parti dans une controverse scientifique, et le précise alors dans son analyse (lire ci-dessous).
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 28 mai 2024, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du Point, avec copie à Mme Géraldine Woessner, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 28 janvier 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ Il est utile à la compréhension des enjeux de la saisine de rappeler quelques éléments de contexte. L’article du Point mis en cause revient sur les conséquences d’une décision prise à l’issue du Grenelle de l’environnement en 2007. Le gouvernement met alors en place une stratégie pour mieux contrôler et surtout réduire l’usage des pesticides dans l’agriculture. Ce plan Écophyto 2018 vise principalement à réduire de 50 % l’usage des produits phytosanitaires sur la période 2008-2018, ainsi qu’à retirer du marché certaines préparations contenant les 53 substances actives les plus préoccupantes, dont 30 avant la fin de l’année 2008.
En octobre 2015, constatant que l’objectif de 2018 ne peut être tenu, un nouveau plan Écophyto II reporte l’échéance à 2025. En novembre 2018, un plan Écophyto II+ renforce le plan précédent en intégrant le plan d’actions du 25 avril 2018 sur « les produits phytopharmaceutiques et une agriculture moins dépendante aux pesticides » d’une part, et celles du « plan de sortie du glyphosate » du 22 juin 2018 d’autre part. En décembre 2023, une commission d’enquête parlementaire déplore l’« impuissance publique » à réduire l’usage des pesticides.
À la suite du mouvement social agricole de l’hiver 2023-2024, le gouvernement de M. Gabriel Attal décide, le 1er février 2024, de suspendre le plan pour le modifier au mois de mai et surtout de remplacer le Nombre de doses unité (Nodu), servant notamment au calcul de l’Indicateur de fréquence de traitement phytopharmaceutiques (IFT). À la place, les doses de pesticides utilisés et leur évolution doivent être basées sur le HRI (Harmonised risk indicator for pesticides), indicateur européen uniformisé, comme le demandait la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Cette annonce du gouvernement a été très critiquée par les écologistes et a suscité des réactions de la part des scientifiques, ceux-là mêmes qui avaient conçu le Nodu.
Le lendemain de l’annonce de cette suspension, Le Point publie l’article visé par la saisine, signé de Mme Géraldine Woessner. Titré « Les dessous de la mise en “pause” du plan Ecophyto », il est introduit par ce chapô (texte introductif) qui résume l’approche choisie par l’autrice : « En annonçant la suspension pour quelques semaines du plan Ecophyto, Gabriel Attal a provoqué la fureur des Écologistes. Pourtant, l’indicateur est unanimement décrié, y compris… par les écolos ! »
Sur les critiques contre le Nodu et l’IFT
➔ Le requérant affirme qu’il est erroné d’écrire, dans le chapô de l’article, que l’IFT et le Nodu sont « unanimement décriés », estimant que cette affirmation n’est pas étayée par des « sources fiables », mais uniquement « des affirmations floues, des témoignages anonymes ou issus du gouvernement ». Il cite en référence le rapport titré « Biodiversité et services rendus par la nature : que sait-on de l’impact des pesticides ? » réalisé conjointement par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et publié en mai 2022. Il note que ce document « fait référence à cet indicateur et suggère même sa généralisation », citant un passage où « la méthodologie Nodu » est citée comme une source d’inspiration pour disposer de données fiables, « même s’il faudra probablement réfléchir à une adaptation ».
Le CDJM considère que, même si on peut regretter l’emploi de l’adverbe « unanimement » dans le chapô, les indicateurs évoqués font effectivement l’objet de nombreuses critiques, décrites dans l’article et que le requérant reconnaît dans son propre raisonnement. Le choix de ce mot relève de la liberté d’interprétation du média.
➔ Le requérant estime que Mme Woessner « critique l’utilisation de ces indicateurs […] sans fournir de données ou d’analyses précises pour appuyer ses allégations ». Il regrette que « ces critiques ne [soient] pas étayées par des sources vérifiables. […] À l’inverse, ses propos entrent parfois en contradiction avec des travaux scientifiques. »
Le CDJM note qu’à l’appui des critiques qu’elle formule, l’autrice reprend des propos de Mme Alessandra Kirsch, présentée comme « directrice des études du think tank européen Agricultures Stratégies », mais aussi le rapport d’une commission d’enquête parlementaire publié en décembre 2023. Elle cite plusieurs sources anonymes, mais leur fonction (par exemple « conseiller ministériel ») peut justifier ce choix compte-tenu de la sensibilité du sujet dans un contexte de crise agricole.
Le requérant peut être en désaccord avec ce qu’affirment les interlocuteurs de la journaliste, mais il n’y a pas inexactitude de sa part.
➔ Le requérant regrette que Mme Woessner affirme dans son article « qu’il a fallu remplacer de nombreux produits habituels par d’autres, moins nocifs, mais aussi moins efficaces, et augmenter la fréquence des traitements sur les cultures ». Selon lui, le rapport Inrae-Ifremer préalablement cité « indique l’inverse », citant ce passage : « Mais le Nodu connaît une augmentation plus accentuée que les quantités de substances actives, du fait que l’efficacité des substances a été renforcée à moindre dose. » Il en conclut que « c’est parce que les substances sont plus efficaces que le Nodu augmente, même si les quantités n’augmentent pas dans les mêmes proportions ». Il ajoute que « l’argument mis en avant par Mme Woessner est celui des céréaliers », renvoyant à un article à ce sujet sur le site de TF1, « sans que l’origine de l’argumentaire ne soit spécifié ».
Le CDJM estime qu’un journaliste est libre de faire sien un raisonnement qu’il estime utile à la compréhension de l’information sans forcément indiquer quelles parties prenantes au débat public le mettent aussi en avant. Il constate que l’autrice et le requérant ne font pas la même interprétation des travaux disponibles ; son rôle n’étant pas de trancher les controverses scientifiques (lire ci-dessus), il ne se prononce pas sur ce grief.
➔ Le requérant pointe un passage de l’article consacré aux « conditions de réhomologation des produits », qui ont tendance à se durcir à mesure que les exigences environnementales se durcissent. Il reconnaît que « les changements dans l’homologation ont en effet un impact. Mais comme tout indicateur chiffré, il est possible de recalculer les séries passées à l’aune des nouvelles définitions », comme il est courant de tenir compte de l’inflation quand on compare des niveaux de prix relevés à des dates différentes.
Le CDJM constate que l’article ne dit pas l’inverse, et estime que le fait de ne pas mentionner la possibilité de recalcul ne relève pas d’une omission d’un élément essentiel à la compréhension de l’information.
Sur les exemples utilisés
Dans le second point de sa saisine, M. Collinot critique un passage de l’article consacré à ce qui est présenté comme un effet pervers du Nodu : « Ainsi, un tiers de dose de glyphosate (0,3 Nodu) a été remplacé par deux doses d’un produit de biocontrôle (2 Nodu). Depuis des années, à chaque publication des bilans des différents plans Écophyto qui se sont succédé, c’est un sujet de discorde récurrent : le Nodu trompe sur la réalité des changements de pratiques. »
Il regrette que l’évocation d’un « remplacement de glyphosate par un produit de biocontrôle qui ferait augmenter le Nodu » ne semble s’appuyer « sur aucune source ». Il ajoute qu’un tel calcul est « impossible, puisque le Nodu n’inclut pas les produits de biocontrôle », avant de citer en référence un document pédagogique publié en novembre 2022 sur le site du ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire, qui indique : « Les produits de traitement de semence et de biocontrôle ne sont pas pris en compte dans le calcul du Nodu. »
Le CDJM constate qu’il existe une déclinaison du Nodu dédiée au produits de biocontrôle appelée par « Nodu Vert Biocontrôle ». Elle est citée par le requérant lui-même plus loin dans sa saisine, et décrite notamment dans un document accessible sur le site EcophytoPIC, qui se présente comme « le portail web de la protection intégrée des cultures ». On peut regretter que la journaliste n’évoque pas davantage cette variante du Nodu dédiée au biocontrôle, ni ne précise davantage d’où elle tire sa comparaison – « un tiers de dose de glyphosate (0,3 Nodu) a été remplacé par deux doses d’un produit de biocontrôle (2 Nodu) ». Mais l’existence d’un « Nodu Vert Biocontrôle » peut justifier qu’on fasse cette comparaison à des fins pédagogiques, au risque de faire un raccourci que des lecteurs les plus experts trouveront dommageable.
➔ À l’appui de son raisonnement, le requérant prend aussi l’exemple de la SNCF, qui privilégie un traitement de biocontrôle à l’utilisation du glyphosate pour l’entretien des voies. Pour M. Collinot, qui s’appuie sur un rapport publié par la compagnie ferroviaire, « le résultat est sans appel : le Nodu a largement baissé, contrairement à ce qui est sous-entendu, y compris si on y intègre le Nodu Vert Biocontrôle qui est normalement distinct du Nodu ».
Le CDJM estime qu’on ne peut demander à un journaliste de tenir compte de l’ensemble des publications administratives et scientifiques disponibles au moment où il traite d’un sujet, a fortiori dans une publication grand public. Ne pas évoquer les résultats obtenus par la SNCF n’est pas omettre un élément essentiel à la compréhension de l’information.
Sur la présentation de l’indicateur européen HRI
➔ Dans le troisième point de sa saisine, le requérant estime d’abord que l’autrice de l’article « promeut le Harmonized Risk Indicator (HRI) [utilisé au niveau européen et possible remplaçant de l’IFT, ndlr] comme un indicateur supérieur sans fournir une analyse approfondie de ses limitations et de ses biais potentiels ».
Le CDJM note que l’article présente en effet sous un jour favorable le HRI. Cependant, dans sa conclusion, la journaliste ajoute qu’il est « lui aussi imparfait », et qu’il est « également critiqué en Europe, au point que d’autres États, comme le Danemark, ont élaboré un système beaucoup plus fin ». Elle n’en fait donc pas une promotion inconditionnelle.
➔ M. Collinot estime ensuite « intégralement faux » d’affirmer que le HRI « intègre les risques associés à la nature des molécules utilisées, et prend en compte les caractéristiques du sol, les conditions météorologiques, la topographie ». Citant la directive européenne de 2009 sur les pesticides, il affirme que « le HRI n’intègre que deux informations : la quantité de substances actives vendues et la classification des pesticides (substance à faible risque, candidats à substitution, non autorisés, ou les autres) ».
Le CDJM constate que les documents disponibles sur les sites des institutions européennes présentant le calcul du HRI ne mentionnent en effet pas la prise en compte « des caractéristiques du sol, les conditions météorologiques, la topographie ». Sur ce point, le grief d’inexactitude est fondé.
➔ Le requérant estime ensuite que « l’information n’est pas correctement recontextualisée puisqu’il n’est pas rappelé que le HRI est défendu par le lobby français des pesticides, Phyteis, au détriment du Nodu ». Le CDJM note que la journaliste a choisi d’angler son sujet sur les avantages et les inconvénients des différents indicateurs mesurant l’utilisation des pesticides, et non sur les positions défendues par des acteurs du débat public en faveur d’un mode de calcul ou d’un autre. Il note que le HRI est l’indicateur officiel choisi par l’Union européenne, et non un indicateur alternatif qui ne serait promu par l’un ou l’autre camp. Il n’y a pas d’omission d’un élément essentiel à la compréhension de l’information.
➔ Enfin, le requérant regrette que « les nombreuses critiques ciblant le HRI sont ignorées », citant des études scientifiques ou des prises de position d’ONG comme Global 2000 ou Foodwatch. Le CDJM note que les limites et les critiques contre le HRI ne sont pas éludées par la journaliste (lire ci-dessus), même si elle ne les développe pas autant que dans le cas du Nodu, ce qui relève d’un choix éditorial.
Sur la méthode d’argumentation
Dans la dernière partie de sa saisine, le requérant estime que la journaliste pratique une « argumentation à géométrie variable », notant que « des arguments mobilisés pour critiquer l’IFT ou le Nodu ne sont plus mobilisés quand il s’agit du HRI alors qu’ils s’appliqueraient autant ». Il cite « les conditions de réhomologation », qui peuvent affecter le HRI autant qu’elles affectent le Nodu. Ainsi, explique-t-il, la pondération utilisée pour une substance dans le calcul du HRI peut changer si cette dernière change de catégorie, à la faveur d’un changement de la réglementation. Même problème, selon lui, quand on cherche à comparer l’impact sur le HRI du passage d’un pesticide à un produit de biocontrôle : le biais mis en avant par la rédactrice dans sa critique du Nodu s’appliquerait au HRI.
Le CDJM considère que ces commentaires du requérant sur l’argumentation utilisée par la journaliste sont des prolongements qu’on pourra juger pertinents, mais qu’il ne pointe pas là une inexactitude que la journaliste aurait commise.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité a été respectée par le média pour neuf des points soulevés par le requérant, qu’elle ne l’a pas été sur un des points, et ne se prononce pas sur un des points.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.