Adopté en réunion plénière du 10 décembre 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 10 mai 2024, M. Patrick Albertini a saisi le CDJM à propos de l’émission « BFM Politique » diffusée le 5 mai 2024. M. Albertini estime que les propos de M. Alain Finkielkraut, invité en plateau, sont inexacts sur certains points. Il déplore que « les journalistes [présents sur le] plateau [n’y aient apporté] aucune réplique ni correction ». Il formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité et de non-rectification d’une erreur.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
À propos de la rectification des erreurs :
- Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
- Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
- Lire aussi la recommandation du CDJM « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques ».
Réponse du média mis en cause
Le 17 mai 2024, le CDJM a adressé à M. Philippe Corbé, directeur de la rédaction de BFM TV avec copies à M. Benjamin Duhamel, journaliste à BFM TV et Mme Marion Mourgue, cheffe adjointe du service politique du Parisien – Aujourd’hui en France présente sur le plateau, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 10 décembre 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ M. Alain Finkielkraut est le principal invité de « BFM politique » le 5 mai 2024, à laquelle participent également Mme Amandine Atalaya, éditorialiste à BFM TV, et Mme Marion Mourgue, cheffe adjointe du service politique du Parisien – Aujourd’hui en France. M. Benjamin Duhamel lance l’entretien sur les manifestations d’étudiants pro-palestiniens et M. Finkielkraut dénonce des « idées toutes faites » qu’auraient ces jeunes manifestants (à 6 min 6 s du début de l’émission).
« On dénonce l’occupation, explique M. Finkielkraut, Israël s’est retiré du Liban en 2002, de Gaza en 2005, c’est-à-dire il y a bientôt vingt ans. Apartheid ? Ils nous disent tous : “Soixante-quinze ans d’apartheid”. Ah bon ? Depuis la création de l’État d’Israël ? La déclaration d’indépendance dit… garantit les droits égaux à tous les citoyens. Aujourd’hui même, enfin ces jours-ci, une Arabe chrétienne israélienne a été élue présidente de l’université de Haïfa. Il y 35 % d’étudiants arabes à Haïfa. Y a plus un seul juif dans les pays arabo-musulmans. Alors de quoi nous parle-t-on ?
– Il y a justement ces images qui nous viennent des États-Unis, relance Mme Mourgue. On y voit une contagion de la contestation dans les campus américains. Est-ce que vous vous dites : aujourd’hui, on arrive à ce point de bascule en France, ou on en est encore loin, même si évidemment on a entendu des slogans antisémites ici ou là ?
– Nous verrons bien, répond M. Finkielkraut. Nous verrons bien. Le wokisme en tout cas a gagné la France, le wokisme est un crétinisme, qui touche malheureusement les futures élites des deux côtés de l’Atlantique, et il faut souligner…
– Vous dites que c’est aujourd’hui vraiment à un niveau maximal dans les universités ?
– … et il faut souligner également sa dimension anti-juive. Parce que tous ces jeunes gens dont le cœur bat, nous expliquent qu’il faut dénoncer le génocide à Gaza. Israël génocidaire : c’est une absurdité.
– Mais il n’y a pas eu, interrompt Mme Atalaya, en tant que tels, Alain Finkielkraut, de slogans antisémites prononcés par ces étudiants de Sciences Po…
– Le mot de génocide est en lui-même anti-juif, répond M. Finkielkraut, parce que ça ne veut rien dire. Ça veut dire d’abord que ces jeunes gens, pleins de bons sentiments et de bonne volonté, n’ont jamais vu Shoah, de Claude Lanzman, n’ont jamais ouvert Si c’est un homme ou Les Naufragés et les rescapés de Primo Levi. Ils n’ont pas lu bien sûr, n’ont jamais entendu parler, des Quarante jours du Musa Dagh de Franz Werfel sur le génocide des Arméniens, sinon ils ne pourraient pas s’exprimer ainsi. Il s’agit par ce terme de déloger les juifs de leur piédestal victimaire. À Columbia, il y a eu avant même le 7 octobre une réunion d’étudiants autour du thème “l’Holocauste n’est pas exceptionnel”. Voilà. Non seulement, l’Holocauste n’est pas exceptionnel, mais ce sont les juifs qui font subir maintenant un holocauste aux Palestiniens… (à 8 min et 42 s du début de l’émission) ».
Sur le grief d’inexactitude
➔ M. Albertini relève dans l’interview de M. Finkielkraut trois passages qu’il juge contenir des inexactitudes qu’auraient dû rectifier les journalistes présents :
- lorsque M. Finkielkraut dit qu’« il n’y a plus un seul juif dans les pays arabo-musulman » : M. Albertini renvoie alors à une page de Wikipedia où on lit : « En 1945, entre 758 000 et 866 000 juifs vivaient dans ces différentes communautés du monde arabe. Aujourd’hui, il en reste moins de 8 000. »
- lorsque M. Finkielkraut « dit qu’il n’y a pas de différence de droit » [la phrase exacte de M. Finkielkraut est « la déclaration d’indépendance [de l’État d’Israël] garantit des droits égaux à tous les citoyens », ndlr]. M. Albertini renvoie vers un rapport d’Amnesty international de février 2022 sur « le système d’oppression et de domination qu’Israël inflige au peuple palestinien » et vers une déclaration de mars 2022 du rapporteur spécial du Haut-Commissariat des Nations Unies sur les droits de l’homme (HCDH) sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés.
- lorsque M. Finkielkraut « dit que le mot de génocide est anti-juif » [la phrase exacte de M. Finkielkraut est « le mot de génocide est en lui-même anti-juif », ndlr], M. Albertini écrit : « C’est faux. Génocide : soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. » Le requérant ajoute : « Il suffirait de dire que le mot de génocide est anti-germain pour interdire les gens de dénoncer la Shoah. »
➔ Dans ce type d’interview, le rôle des journalistes est de veiller à ce qu’aucun propos tombant sous le coup de la loi (par exemple, en incitant à la haine) ne reste sans réplique. Il doit également rectifier les propos qui comportent des inexactitudes factuelles indiscutables.
M. Finkielkraut n’est pas journaliste. Il exprime librement des opinions. Ses assertions citent des faits de la façon dont il les ressent. Ainsi, en disant « il n’y a plus un seul juif dans les pays arabes », il évoque avec force le départ de 99 % de la population de confession juive de ces pays depuis 1945, sans la nuance qu’un journaliste devrait exprimer – par exemple, en disant « il n’y a quasiment plus de juifs dans les pays arabes ». Néanmoins, ce n’est pas une inexactitude telle que les journalistes présents devaient la reprendre.
Quand il critique l’accusation d’apartheid, il répond sur un ton polémique aux accusations qu’il cite (« Soixante-quinze ans d’apartheid ») et présente des faits qui étayent son analyse.
Quand à la troisième citation relevée par le requérant (« le mot de génocide est en lui-même anti-juif »), elle exprime une opinion personnelle du philosophe qu’il développe dans les phrases qui suivent, pas d’un fait qui demanderait vérification. Ce qui est rapporté, ici, c’est le fait que M. Alain Finkielkraut estime que le mot génocide est antijuif, et non que ce mot le soit dans l’absolu.
Il n’y a pas, pour les journalistes présents, à reprendre M. Finkielkraut.
Sur le grief de non-rectification d’une erreur
Ce grief n’est pas fondé puisque qu’il n’y a pas d’erreur à rectifier, M. Finkielkraut exprimant ses opinions en tant qu’invité en usant de raccourcis et de formulations parfois provocantes et péremptoires pour affirmer son point de vue.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 10 décembre 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de rectification des erreurs n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote par 16 voix contre 11 et une abstention.
Opinion minoritaire
En application de l’article 6 alinéa 4 du règlement intérieur du CDJM, dix conseillers, ayant voté pour que la saisine soit déclarée partiellement fondée, ont souhaité que cette opinion minoritaire soit insérée :
« Qu’un invité soit polémiste ou non, le rôle du ou de la journaliste qui l’interroge est de faire émerger des faits au plus près de la réalité. Il ou elle doit donc intervenir afin d’éclairer le contexte, sonder un propos étonnant ou provocateur, contredire une erreur ou une contre-vérité. Lors de l’émission en cause, le journaliste en plateau aurait donc dû questionner M. Alain Finkielkraut lorsqu’il affirme qu’“il n’y a plus un seul juif dans les pays arabo-musulmans”. Faute de cette intervention du journaliste, le public non averti de la situation et n’identifiant pas l’invité comme un polémiste peut croire à un fait alors que cette affirmation ne reflète pas la réalité. »