Adopté en réunion plénière du 8 octobre 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 9 mars 2024, M. Maxime Lemonnier a saisi le CDJM à propos d’un éditorial de M. Yaël Goosz diffusé le 7 mars 2024 sur France Inter, également disponible sur le site de la radio sous le titre « 2004-2024 : continuer à dévoiler les atteintes à la laïcité ! »
M. Lemonnier formule le grief d’altération d’un document. Il considère que « M. Goosz a utilisé les chiffres d’un rapport d’une commission d’enquête parlementaire [sur les agressions subies par les enseignants, ndlr] sans les expliciter, entraînant une confusion de nature à stigmatiser les musulmans de France ». Selon lui, « l’auditeur est forcé à comprendre que les menaces avec armes sont liées à des atteintes à la laïcité alors qu’il n’en est rien » et « ce procédé a pour effet de stigmatiser encore un peu plus les musulmans ».
Il estime donc en substance que le grief de contribution à nourrir la haine ou les préjugés est constitué. ll joint à sa saisine du CDJM la copie d’un courrier adressé à la médiatrice de Radio France, dans lequel il développe sa critique de cet éditorial.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos de l’altération des documents :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Le/la journaliste ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
À propos de la propagation de discriminations :
- Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
Réponse du média mis en cause
Le 25 mars 2024, le CDJM a adressé à M. Marc Fauvelle, directeur de l’information de France Inter, avec copie à M. Yaël Goosz, chef du service politique, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 8 octobre 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’émission en cause est un éditorial. En préambule, le CDJM rappelle qu’il considère, dans une contribution du 21 avril 2021 à propos du « journalisme d’opinion », que « l’expression de convictions ou de positions doit être identifiée comme telle pour le public et ne peut se faire qu’en exposant les faits les plus pertinents sur lesquels elle se fonde et en explicitant de façon rigoureuse le raisonnement qui la justifie ».
L’éditorial politique de France Inter est identifié à l’antenne par l’animateur M. Nicolas Demorand qui annonce « l’édito politique ». Cette expression figure également à la page du site de Radio France qui en propose une ré-écoute et un script.
➔ L’éditorial politique de France Inter du 7 mars 2024 est consacré au lien entre la violence envers les enseignants et la présence de signes religieux ostensibles à l’école. Ce choix est justifié, selon M. Goosz, par deux actualités : d’une part, la publication, la veille, d’un rapport sénatorial sur ces violences ; d’autre part, l’incident survenu fin février 2024 entre le proviseur d’un lycée parisien et une jeune majeure, élève en BTS, qui avait refusé de retirer son voile – le proviseur a été menacé de mort sur les réseaux sociaux.
Dans son éditorial, M. Goosz développe cinq points. Il estime d’abord que, vingt ans après la loi sur les signes religieux à l’école, cet incident prouve que « la France n’est pas immunisée contre ceux qui veulent tester, pour la discréditer, notre conception de la laïcité ». Il se félicite ensuite « des bons réflexes » de soutien au proviseur, puis s’alarme du contenu du « rapport sénatorial remis hier soir sur les agressions subies par les enseignants », selon lequel, dit le journaliste, « ces violences ne sont ni ponctuelles ni secondaires, mais systémiques ».
M. Goosz explique alors que « le nœud à dénouer [est] l’ultra-tolérance de nos enfants pour le droit à la différence » et s’inquiète qu’une majorité de jeunes considèrent que la laïcité est « instrumentalisée par les politiques et les journalistes pour dénigrer les musulmans ». Il conclut son éditorial en affirmant que la réponse doit être notamment de « muscler encore la formation initiale des enseignants, pour en finir avec le “pas de vague” » sans perdre de vue que « l’école n’est que le réceptacle des maux de la société, son miroir grossissant ».
Sur le grief d’altération d’un document
➔ La saisine de M. Lemonnier porte sur le passage de l’éditorial dans lequel M. Goosz évoque le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur « le signalement et le traitement des pressions, des menaces et agressions dont les enseignants sont victimes ». Il affirme qu’à l’écoute de M. Goosz, « l’auditeur est forcé à comprendre que les menaces avec armes sont liées à des atteintes à la laïcité alors qu’il n’en est rien ».
M. Goosz dit dans son éditorial : « Que disent les sénateurs Laurent Lafon et François-Noël Buffet au terme de plusieurs mois d’enquête ? Eh bien que ces violences ne sont ni ponctuelles ni secondaires, mais systémiques, au sens où aucun établissement, aucun cours, n’est à l’abri… Les atteintes à la laïcité ne sont plus réservées aux cours d’histoire, de sports ou de SVT. On peut toujours minimiser, considérer que 0,2 % seulement des enseignants déclarent avoir été menacés avec une arme… Mais ce pourcentage, traduit en humains, représente 900 fonctionnaires ! Ce qui est intolérable. »
➔ Le rapport parlementaire n’indique pas que les chiffres relatifs aux atteintes aux personnes et aux biens sont exclusivement liés à des atteintes à la laïcité. Mais ce lien est fait dans le document lui-même. Ainsi, le premier chapitre, intitulé « L’école de la République face à la violence » analyse successivement « une violence endémique imparfaitement documentée », puis « les valeurs de la République attaquées », en mettant alors l’accent sur « la laïcité, une valeur de la République méconnue, voire rejetée ». C’est ce lien que les sénateurs ont choisi de mettre en avant dans la conférence de presse qui présentait leur rapport, comme l’ont rapporté notamment Libération, Le Monde ou Le Figaro Étudiant.
Par ailleurs, M. Yaël Goosz utilise les chiffres du rapport de la mission parlementaire des sénateurs MM. Laurent Lafon et François-Noël Buffet sans supprimer d’information essentielle à la compréhension. Le chiffre de 0,2 % des enseignants déclarant avoir été menacés avec une arme figure bien page 33 dans le rapport. M. Goosz aurait pu ajouter que ce chiffre concerne les enseignants du second degré et datent de 2018-2019, mais l’absence de cette précision n’est pas cependant de nature à invalider son propos.
Le CDJM considère que M. Yaël Goosz n’a donc pas altéré le document qu’il cite dans son éditorial, ni travesti le sens de ce rapport, qui traite conjointement de violence dans les établissements scolaires et de mécompréhension d’une « laïcité mal connue voire rejetée ».
Sur le grief de contribution à nourrir la haine ou les préjugés
➔ M. Lemonnier affirme que l’analyse de M. Goosz entraîne « une confusion de nature à stigmatiser les musulmans de France ». Selon lui, « l’auteur ne parle que des [menaces] à la laïcité perpétrées par les musulmans et assimile, par un jeu de mot dans le titre de l’édito, la loi sur les signes religieux à l’école à une loi sur le voile ». Dans le courrier adressé à la médiatrice de Radio France qu’il a communiqué au CDJM, il évoque « l’affaire Stanislas […] un lycée dans lequel les atteintes à la laïcité ont défrayé la chronique pendant des semaines » pour déplorer qu’on « ne parle que des musulmans lorsqu’on parle des atteintes à la laïcité » et conclure qu’il est « navrant de constater qu’aujourd’hui, l’islamophobie a autant droit de cité, et pas seulement sur CNews ou BFM TV ». Ce long exposé utilisé à l’appui de sa démarche par le requérant repose sur l’idée que l’éditorial de M. Yaël Goosz vise à stigmatiser spécifiquement la religion musulmane et les musulmans de France.
➔ Certes, le journaliste commence son éditorial en rappelant l’incident concernant une élève portant le voile dans un lycée parisien et mentionne également les assassinats de MM. Samuel Paty et Dominique Bernard, dont les auteurs ont revendiqué une motivation liée à leur conception de la religion musulmane. Mais il élargit son propos de ces cas au « rapport sénatorial remis hier soir sur les agressions subies par les enseignants [qui] doit nous alerter ».
De plus, juste après la phrase visée par le requérant rapprochant violence et atteinte à la laïcité, M. Goosz dit, en réponse à la question « Et cette laïcité est-elle toujours bien comprise ? » posée par M. Demorand pour introduire la seconde partie de l’éditorial : « Elle est là, l’urgence. À Noël, je vous parlais d’une enquête Kantar sur le rapport des jeunes à la laïcité : pour 60 % des 18-30 ans, elle est d’abord “instrumentalisée par les politiques et les journalistes pour dénigrer les musulmans” ! » La mention de cette opinion des jeunes de 18 à 30 ans interrogés peut s’entendre comme une sorte de contrepoint au lien entre violence et atteinte à la laïcité, même s’il est clair que l’éditorialiste y trouve plutôt une raison de nourrir son inquiétude.
Le requérant veut enfin pour preuve de la stigmatisation qu’il dénonce le titre de la page du site de Radio France proposant la réécoute et le script de l’éditorial, « 2004-2024, continuer à dévoiler les atteintes à la laïcité ». Pour lui, ce titre « en forme d’impératif, annonce la couleur : alors que la laïcité impose de ne stigmatiser aucune religion par rapport à une autre dans son principe même (la loi de 2004 n’est pas la “loi sur le voile” comme on l’entend très fréquemment), M. Goosz se fend d’un jeu de mots qui rompt d’emblée avec le principe qu’il est censé défendre ».
Rien n’indique que ce titre ait comme auteur M. Goosz, d’autant qu’il n’a été donné à l’antenne ni par lui, ni par M. Demorand. Celui-ci annonce l’éditorial par la formule qui est reprise dans le chapô de la version en ligne : « Bientôt l’anniversaire d’un pilier de la laïcité à la française : l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école », complétée dans la version écrite par la formule « Vigilance plus que jamais d’actualité ». Tirer des conclusion sur les intentions de M. Goosz à partir de ce titre est pour le moins hasardeux
Le CDJM considère que le grief de contribution à nourrir la haine ou les préjugés n’est pas fondé.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 8 octobre 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques de ne pas altérer de document et de ne pas contribuer à nourrir la haine ou les préjugés ou n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.