Avis sur la saisine n° 24-096

Adopté en réunion plénière du 24 septembre 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 21 mai 2024, Mme Noëlle Ledeur a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 18 mai 2024 par le média en ligne Le Ch’ni et titré « Avec 1 000 participant.e.s à Besançon, la Marche des fiertés confirme son succès ».

Mme Ledeur formule trois griefs : absence d’offre de réplique, non-respect de la dignité humaine, utilisation de méthodes déloyales. Elle estime avoir été « mise en cause par l’auteur de l’article, qui [la] désigne par “l’interlocutrice” et [la] qualifie de “putophobe, transphobe et islamophobe” en s’abritant derrière les guillemets d’une prétendue citation ».

Elle précise que le journaliste ne lui a pas proposé de répondre à ces accusations, n’est pas « venu [lui] faire part des accusations qu’il allait publier », et, à l’appui du grief de méthodes déloyales, considère qu’il se conduit en « procureur, sans aucun respect du contradictoire à l’égard de personnes qu’il côtoie depuis longtemps et dont il connaît l’engagement dans les luttes sociales et sociétales ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos de l’offre de réplique  :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

À propos du respect de la dignité humaine :

  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8)

A propos de méthodes déloyales lors du recueil d’information :

  • Il n’use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
  • Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).

Réponse du média mis en cause

Le 21 juin 2024, le CDJM a adressé à au directeur de la rédaction du site Le Ch’ni, connu sous le pseudonyme Toufik-de-Planoise, un courrier l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 6 juillet 2024, Toufik-de-Planoise a répondu au CDJM en précisant « en préalable » les points suivants :

  • « Le Ch’ni est un média local et associatif [qui] bien qu’exclusivement composé de bénévoles avec ou sans carte de presse, a adopté une charte consultable en ligne ainsi qu’une commission d’éthique et de déontologie joignable en cas de litige. »
  • L’article en cause « décrit [par le CDJM dans le courrier adressé, ndlr] comme “retiré depuis […] n’a jamais été suspendu, même partiellement ou provisoirement, étant toujours en ligne à ce jour. À propos du texte litigieux, nous nous permettons d’en indiquer les extraits détaillés tels que publiés : “ […] ‘Par contre l’interlocutrice qui a été choisie, c’est un scandale. Ses propos et comportements jugés abolitionnistes, transphobes et anti-voile sont dénoncés depuis des mois. […] À chaque fois ce sont les mêmes qui monopolisent l’espace, comme déjà le 5 mai dernier. Ces gens problématiques n’ont rien à faire là, surtout dans ce contexte !’ dénonce un membre du staff” ».

En réponse aux griefs, il affirme que, le jour de la marche des fiertés à Besançon, un des organisateurs avait bien utilisé les mots « putophobe » et « transphobe » en visant l’association au nom duquel Mme Ledeur avait pris la parole, et que celle-ci, sollicitée pour une réaction, avait « refusé le moindre dialogue, qualifiant même notre demande de “harcèlement” ». Il adresse au CDJM plusieurs documents pour corroborer son propos :

  • Une vidéo d’une autre manifestation en défense des personnes transgenres, le 5 mai 2024, où les termes « putophobes » et « transphobes » sont utilisés à la tribune pour dénoncer ceux qui seraient de faux alliés.
  • Une capture d’écran du compte Instagram du collectif Intransigeance, association qui, après la manif du 5 mai, dénonce « la récupération de certain.e.s qui sont ouvertement putophobes ».
  • Une « attestation de témoin » rédigée sur le formulaire Cerfa idoine le 4 juillet 2024 et à destination évidente du CDJM. Ce témoin précise être le cousin germain de l’auteur de l’article, mais aussi son collaborateur depuis plusieurs mois pour le média Le Ch’ni. Il dit avoir été présent le 18 mai, et affirme qu’une personne de l’organisation « a publiquement dénoncé les propos putophobes et transphobes de certain.e.s » peu après le discours de Mme Ledeur, et que celle-ci a refusé de donner son point de vue sur ces accusations à Toufik-de-Planoise, mais « avait toute possibilité de s’exprimer si elle le souhaitait ».

Analyse du CDJM

➔ L’article objet de la saisine est le compte-rendu d’une manifestation contre les discriminations LGBT+ organisée par « de nombreuses organisations du collectif 17 mai ». Le dernier paragraphe est seul en cause dans la saisine adressée au CDJM.

➔ À la réception de la saisine de Mme Ledeur, le CDJM a fait une capture d’écran le 21 mai 2024 à 12 h 54 de l’article du Ch’ni alors en ligne, à une adresse URL depuis désactivée. On y lit ce passage :

« Autre moment de tension, la présence de trois activistes du “collectif Palestine”. “Que ce soit sur la cause ou le récit, aucun problème, en fait il y a unanimité sur le sujet. Par contre l’interlocutrice qui a été choisie, c’est un scandale. Ses propos et comportements putophobes, transphobes et islamophobes sont dénoncés depuis des mois. Leur coordination prétend représenter une vingtaine de signataires locaux, mais à chaque fois ce sont les mêmes qui monopolisent l’espace, comme déjà le 5 mai dernier. Ces gens problématiques n’ont rien à faire là, surtout dans ce contexte !” dénonce un membre du staff » .

Le texte cité – partiellement – par Toufik-de-Planoise dans sa réponse au CDJM, et en ligne au moins depuis le 24 mai 2024 à 14 h 20 min 57 s, comme l’attestent les captures recueillies par le service Wayback Machine de l’ONG Internet Archive, est le suivant :

« Autre moment de tension, la présence de trois activistes du “collectif Palestine.”Que ce soit sur la cause ou le récit, aucun problème, en fait il y a unanimité sur le sujet. Par contre l’interlocutrice qui a été choisie, c’est un scandale. Ses propos et comportements jugés abolitionnistes, transphobes et anti-voile sont dénoncés depuis des mois. Leur coordination prétend représenter une vingtaine de signataires locaux, mais à chaque fois ce sont les mêmes qui monopolisent l’espace, comme déjà le 5 mai dernier. Ces gens problématiques n’ont rien à faire là, surtout dans ce contexte ! ” dénonce un membre du staff ».

➔ Le CDJM constate une différence entre les deux versions, concernant le passage reproduit en gras ci-dessus. L’article a donc été modifié. La version publiée le 18 mai, jour de la manifestation, n’est pas celle accessible depuis le 24 mai. Saisi par Mme Ledeur le 21 mai 2024 de la version d’origine, le CDJM s’y est reporté d’abord dans l’analyse qui suit. Mais il tient à souligner que, dans le courrier de réponse qu’il a adressé au CDJM, le média, par la voix de son directeur Toufik-de-Planoise, qui est aussi le rédacteur de l’article, nie l’existence de ces deux versions. On lit en effet dans ce courrier : « Décrite comme “retirée depuis”, nous affirmons que jamais cette parution n’a été suspendue, même partiellement ou provisoirement, étant toujours en ligne à ce jour ». Ce qui est faux, la version originelle de l’article n’étant plus accessible – la version actuellement consultable est consultable depuis une URL différente.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

➔ Mme Ledeur indique qu’« à aucun moment de la manifestation où je venais de lire publiquement un texte du collectif Palestine, le journaliste n’est venu me faire part des accusations qu’il allait publier. Il ne l’a pas fait ultérieurement non plus, alors qu’il dispose de mon numéro de téléphone et de mon adresse mail. »

Toufik-de-Planoise affirme qu’il « a systématiquement donné la possibilité à l’ensemble des parties de s’exprimer ainsi qu’en témoigne [un de ses proches dans l’attestation adressée au CDJM, ndlr] » mais que Mme Noëlle Ledeur, à deux reprises, « a préféré décliner tout échange en indiquant [le 5 mai] qu’elle “ne voulait pas mettre du temps et de l’énergie dans ces débats”, et « a refusé [le 18 mai] le moindre dialogue, qualifiant même notre demande de “harcèlement” ». Il ajoute : « Si nous pouvons entendre qu’un climat de tension ne permettait peut-être pas d’aborder des questions sensibles dans les meilleures conditions (agitation, énervement…), ses refus n’en étaient pas moins libres et éclairés et ne peuvent être reprochés au journaliste. »

Le CDJM considère que si, comme l’écrit le journaliste, le « climat de tension ne permettait peut-être pas d’aborder des questions sensibles dans les meilleures conditions », une offre de réplique aurait pu être faite un peu plus tard. Cela d’autant plus que c’était la deuxième fois que ces accusations étaient portées en public et relayées par Le Ch’ni. Le CDJM note qu’il n’est précisé nulle part dans l’article que son auteur a essayé de joindre la personne mise en cause – sur place ou plus tard. Le minimum aurait été de le faire, de mentionner cette démarche et de préciser que la personne n’a pas répondu.

Le grief d’absence d’offre de réplique est fondé.

Sur le grief de non-respect de la dignité humaine

➔ La requérante déclare qu’elle est « personnellement diffamée [alors qu’elle vient] de prendre la parole devant plus de 1 000 personnes manifestant contre la transphobie et l’homophobie, à la demande de la coordination ayant organisé cette manifestation ».

Dans sa réponse au CDJM, Toufik-de-Planoise se réfère non à la version qui fait l’objet de la saisine (« ses propos et comportements putophobes, transphobes et islamophobes ») mais à la version corrigée de l’article (« ses propos et comportements jugés abolitionnistes, transphobes et anti-voile »). Il affirme alors que « ces mots restituent ainsi la vision d’interlocuteurs qui venaient de révéler leur malaise quant à des attitudes, non pas une attaque contre une personne. » Il écrit qu’« à aucun moment le journaliste [n’a qualifié Mme Ledeur] de “putophobe, transphobe et islamophobe” ».

Le CDJM estime que, dans la première version, les termes « putophobe », « transphobe » et « islamophobe » peuvent nuire à la personne et à sa réputation. Mme Ledeur, bien que non nommément désignée, est en effet facilement identifiable dans le cercle des militants associatifs ou syndicaux de Besançon comme étant l’interlocutrice choisie par le collectif Palestine évoquée dans l’article du 18 mai 2024.

Ces accusations sont graves et les reproduire constitue un non-respect de la dignité. Le remplacement subreptice de ces mots par « abolitionniste », « transphobe » et « anti-voile » n’annule pas l’atteinte portée à la dignité de Mme Ledeur, d’autant que deux de ces qualificatifs discriminatoires peuvent également nuire à une réputation.

Sur le grief d’utilisation de méthodes déloyales

➔ À l’appui de ce grief, Mme Ledeur écrit : « Le journaliste […] s’appuyant sur les accusations d’un petit groupe de personnes délibérément agressives à l’égard de militant.e.s de l’union syndicale Solidaires, se sert de son média comme d’une tribune pour en faire un tribunal dont il serait le procureur, sans aucun respect du contradictoire à l’égard de personnes qu’il côtoie depuis longtemps et dont il connaît l’engagement dans les luttes sociales et sociétales. »

Toufik-de-Planoise répond qu’il « a repris avec exactitude l’un de ses échanges réalisé sur place ; lequel synthétisait la position de différent-e-s représentant-e-s membres de l’organisation, quatre références locales distinctes ayant été sollicité-e-s en ce sens […]. En outre, ces témoignages ont été considéré-e-s comme crédibles, les récits se recoupant avec des pièces indépendantes et probantes ; ainsi l’accusation de propos et comportements abolitionnistes, transphobes et anti-voile, entre autres, émanant de Mme Noëlle Ledeur, notamment, était documentée, sur plusieurs mois, à travers de multiples attestations, courriers électroniques, comptes-rendus de réunions, publications, la plupart de ses propres cercles y compris syndicaux ».

➔ Le CDJM note que Toufik-de-Planoise écrit à propos des termes contestés que « ces mots restituent ainsi la vision d’interlocuteurs qui venaient de révéler leur malaise quant à des attitudes, non pas une attaque contre une personne ». La citation attribuée arbitrairement à un « membre du staff » apparaît alors comme une sorte de compilation de ce qui a déjà été dit et exprimé par plusieurs personnes, et pas seulement le jour de la manifestation – ce que montrent également les pièces fournies par le média (capture Instagram, attestation de témoin, vidéo). Le procédé est à tout le moins déloyal.

➔ Il est remarquable que Toufik-de-Planoise puisse écrire dans sa réponse au CDJM que « retranscrire fidèlement un fait, quelle que soit la dureté de celui-ci, n’est pas une faute », alors même qu’il a modifié et atténué le contenu et la force de la « citation » entre la première et la deuxième version de son article.

Il est également remarquable que ces modifications sont dissimulées au lecteur et que même l’URL de l’article a été modifiée, alors que les bonnes pratiques recommandent qu’en cas de modification l’URL d’origine doit rester active (la première rédaction de cette URL comportait l’écriture «-1-000-participantes-», devenue «1-000-participant-e-s-» dans la version désormais accessible).

Le CDJM rappelle que les chartes auxquelles se réfère celle adoptée par site Le Ch’ni, que M. Toufik-de-Planoise prend soin de mettre en avant dans sa lettre au CDJM, précisent qu’un journaliste « tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », comme le formule la Charte d’éthique professionnelle des journalistes.

Conclusion

Le CDJM réuni le 24 septembre 2024 en séance plénière estime que les obligations déontologiques d’offre de réplique, de respect de la dignité et de la loyauté ont été enfreintes.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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