Avis sur la saisine n° 24-095

Adopté en réunion plénière du 24 septembre 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 18 mai 2024, Mme Julia Druelle a saisi le CDJM à propos d’un article du Point publié le 28 mars 2024 sur le site de l’hebdomadaire, sous le titre « L’immigration, ce monde parallèle ». Elle est l’autrice de la photo illustrant cette chronique de M. Serge Raffy.

Mme Druelle saisit le CDJM pour non-respect de l’exactitude et la véracité, atteinte à la dignité humaine, et manque d’attention aux personnes vulnérables. Elle considère que cette image a été « détournée de son sens, d’une façon qui contrevient à la dignité des personnes représentées ».

Recevabilité

Le choix d’une photo comme la rédaction de sa légende sont des actes journalistiques au même titre que l’écriture d’un article. Ils doivent répondre aux mêmes exigences déontologiques. Portant sur ce seul aspect de l’article cité, la saisine est recevable.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

À propos du respect de la dignité :

  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
  • Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).

A propos de l’attention aux personnes vulnérables :

  • Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées ». Il « informera les personnes interrogées que leurs propos et documents sont destinés à être publiés » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte mondiale d’éthique des journalistes 2019 (FIJ, 2019, article 8).

Réponse du média mis en cause

Le 22 mai 2024, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du magazine Le Point, avec copies au service photo du journal et, pour information, à M. Serge Raffy, chroniqueur, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 24 septembre 2024 aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Le CDJM a constaté que Le Point a retiré la photo en cause de la version numérique de l’article sur son site Internet.

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM rappelle qu’une image peut avoir deux fonctions dans un travail journalistique. Elle peut, en elle-même, constituer une information en ce qu’elle documente un fait, avec une légende précise et un crédit photographique renseigné. Elle peut aussi être utilisée à titre d’illustration. Dans ce cas, la légende qui l’accompagne doit préciser cette fonction de simple illustration. Si l’illustration est reprise dans un stock de photos d’information – et non dans une banque d’images destinées uniquement à servir d’illustration –, elle ne doit pas travestir ou contredire le sens premier de l’image par une légende ou un contexte inapproprié.

➔ L’article illustré par la photo en cause est une chronique de M. Serge Raffy, en commentaire de la démission du proviseur du lycée Maurice-Ravel à Paris le 26 mars 2024. Ce dernier avait reçu des menaces de mort en ligne après une altercation avec une élève refusant d’enlever son voile.

La photo montre un homme assis, de dos, un téléphone portable à la main. Sur l’écran apparaît une photo de quatre jeunes hommes qui regardent l’objectif. Elle était légendée ainsi : « Le départ du proviseur du lycée Maurice-Ravel est une petite victoire de ces artisans de la terreur. – Crédit : Julia Druelle / SIPA / SIPA / Julia Druelle / SIPA [sic] ».

➔ La requérante, Mme Julia Druelle, précise dans sa saisine que ces quatre personnes sont « d’origine syrienne ». Elle indique également que « cette photo a été prise dans le contexte suivant : l’une des quatre personnes représentées est décédée en tentant de traverser la frontière franco-britannique par bateau. Quatre mois après son décès, il n’avait toujours pas été enterré, du fait d’une procédure d’identification ADN qui trainait en longueur. Son frère, la personne qui tient le téléphone, se trouvait en France pour faire avancer le dossier et pouvoir enfin l’enterrer. »

Le CDJM a recherché les métadonnées de cette image. Il constate que la requérante est bien l’autrice de la photographie qui a été prise le 26 mars à 19h54 , et que Mme Druelle (ou l’agence photo qui a diffusé son travail) avait rempli le champ « description de l’image » de manière précise : « Le frère d’une des victimes en attente d’inhumation présent à Calais le 26 mars 2024, pour tenter d’obtenir des réponses et de faire avancer l’affaire. Il nous montre sur son téléphone une photo de lui et de son frère Ali. »

Sur le grief de non-respect de l’exactitude et la véracité

➔ La légende publiée par Le Point le 28 mars (« Le départ du proviseur du lycée Maurice-Ravel est une petite victoire de ces artisans de la terreur ») ne comporte pas de mention « illustration ». Le public peut donc légitimement penser qu’il s’agit d’une photo d’information, et comprendre que la personne qui tient le téléphone ou celles visibles sur son écran ont un rapport avec « les artisans de la terreur » que la légende évoque.

La légende qui a été ajoutée par Le Point n’indique pas ce que l’image représente, et constitue bien une inexactitude.

Sur le grief de non-respect de la dignité humaine

Le rédacteur ou la rédactrice de cette légende au sein de la rédaction du Point était en mesure, en consultant les métadonnées de cette photo, de connaître la situation des personnes représentées. Le CDJM considère que le rapprochement des « artisans de la terreur˙» avec les personnes présentes sur la photo, et plus précisément celles visibles sur l’écran du téléphone, constitue un amalgame et une discrimination, une personne se trouvant désignée comme « artisan de la terreur » du simple fait de son origine. L’une de ces personnes désignées sans fondement comme potentiellement dangereuse est décédée, comme le précise l’autrice de la photo dans les métadonnées de l’image. Il y a bien atteinte à la dignité humaine.

Sur l’attention à porter aux personnes vulnérables

On peut considérer que l’homme qui figure sur la photo est effectivement dans une situation de vulnérabilité, dans l’attente de l’identification du corps de son frère et de ses obsèques. Le CDJM considère cependant que la rédaction du Point, qui n’a pas été en contact direct avec cette personne, n’a pas enfreint l’article 8 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes qui indique que « le ou la journaliste […] fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables ».

Sur l’obligation de rectifier une erreur

Le CDJM prend acte que Le Point a retiré la photo incriminée. En l’absence de réponse du Point, il ne peut savoir quand ce changement été opéré, mais il note que l’image n’apparaît pas dans la version de la page enregistrée par le service Wayback Machine de l’ONG Internet Archive le 28 mars à 17 h 24, alors que l’article a été publié un peu plus d’heure avant. Si cette rectification a été rapide, elle a cependant été partielle. Le public qui a vu la première version de l’article n’est pas informé que les personnes représentées ne sont pas celles que décrivait la légende inexacte.

Plusieurs mois après la publication, le CDJM a constaté par ailleurs qu’on pouvait encore facilement la version originelle de l’article, avec la légende inexacte sur les portails Yahoo Actualités (la page a été finalement été retirée après le 24 septembre) et MSN. En l’absence de réponse du Point, le CDJM ne sait pas si le journal a fait les démarches nécessaires pour alerter ces plateformes d’agrégation de contenu de cette erreur. La rectification de l’erreur est incomplète.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 24 septembre 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude, de respect de la dignité et rectification des erreurs n’ont pas été respectées. Il considère l’obligation déontologique de faire preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables n’a pas été enfreinte.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote par 16 voix contre 8.

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