Avis sur la saisine n° 24-081

Adopté en réunion plénière du 30 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 30 avril 2024, M. Christophe Arnold a saisi le CDJM à propos de l’émission « Le 19/20 info » diffusée le 29 avril 2024 sur Franceinfo. Elle comprend une interview de Mme Rima Hassan, alors candidate de La France insoumise aux élections européennes, par Mme Barbara Klein et M. Gilles Bornstein.

M. Arnold estime que « Gilles Bornstein utilise des méthodes déloyales dans la mesure où il défend visiblement sa propre opinion en même temps qu’il est le journaliste qui mène et dirige cet entretien ». Selon lui, M. Bornstein « sous-entend que les étudiants [mobilisés en faveur des Palestiniens, ndlr] ont choisi de faire ce geste [exhiber des mains aux paumes peintes en rouge, ndlr] en référence à un lynchage dans les années 2000, sans laisser à son invitée la possibilité de répondre sur cette affirmation ». Il cite comme « méthodes déloyales » à ses yeux « l’utilisation de formules sans équivoque du type “vous l’assumez”, sous-entendu faire ce geste en référence au lynchage. Ou encore, “manifestement, c’est une célébration du lynchage” ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données […], fera toujours état de sa qualité de journaliste et s’interdira de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible ». Il « revendiquera le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits d’intérêt public », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 4).
  • Il n’use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
  • Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).

Réponse du média mis en cause

Le 6 mai 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à M. Erik Berg, directeur de Franceinfo et à M. Gilles Bornstein, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 30 juillet 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ L’émission en cause est la session d’information d’une heure diffusée par Franceinfo de 19 heures à 20 heures. Le 29 avril, l’invitée principale de cette émission est Mme Rima Hassan, candidate aux élections européennes sur la liste de La France insoumise (LFI). Elle est présente en plateau pendant 22 min 41 s, soit un tiers de l’émission, de 14 min 30 s du début à 37 min 11 s du début. La première partie de l’échange avec les journalistes de Franceinfo porte sur la convocation de Mme Rima Hassan par la police dans le cadre d’une plainte qui la met en cause pour « apologie du terrorisme » et sur les commentaires des cadres de LFI à propos de ces poursuites.

Mme Hassan élargit la question en interrogeant : « Est-ce que c’est normal dans une démocratie qu’on en vienne là ? Est-ce que c’est normal que des étudiants soient convoqués pour apologie du terrorisme ? C’est inédit ! Donc notre responsabilité effectivement c’est de dénoncer le recours abusif de ces procédures et de mettre… et de demander à ce gouvernement de mettre toute la lumière et de faire barrage à ces pressions qui sont exercées à l’endroit des voix pour… »

Mme Barbara Klein reprend alors la parole pour introduire une seconde partie de l’interview, à 21 min et 51 s du début. À l’écran apparaît alors la mention : « Mains rouges à Sciences Po, le symbole polémique » :

« Alors on va revenir à des étudiants justement, commence la journaliste, hein, qui se conduisent… heu… dans différentes… on a vu à La Sorbonne et à Sciences Po… qui est un symbole très significatif, hein… On rappelle que c’est un geste [à l’écran est montrée une photo d’étudiants aux mains peintes en rouge, ndlr] qu’on a vu à Ramallah en octobre 2000…

– Non, interrompt Mme Hassan, c’est pas du tout la seule référence que vous…

– … un Palestinien qui levait ses mains couvertes de sang [à l’écran est montrée une photo de ce Palestinien] après avoir participé au lynchage d’un….

– Mais pourquoi vous utilisez cette seule référence ? C’est pas du tout la seule référence qu’on a sur ce sujet.

– C’est la référence de quoi selon vous alors ?

– Mais… Il y a des dizaines voire des milliers de personnes qu’ont utilisé cette… ce symbole-là ! Aux États-Unis, vous avez des personnes qui se lèvent dans des assemblées depuis des mois pour dénoncer la complicité. Donc ça symbolise le sang, et ça symbolise le fait que il… nous avons des régimes, en réalité aujourd’hui… des autorités…. des gouvernements qui sont complices du génocide qui est en cours à Gaza. C’est ça que ça [symbolise].

– Bon. Alors attendez, pardon, interrompt M. Gilles Bornstein (à 22 min 40 s du début). On va… je vais reprendre les questions différemment. On a vu, et vous y étiez, à Sciences Po, des étudiants avec les mains rouges. Beaucoup, que vous le vouliez ou non, y ont vu une référence au même geste, on va voir la photo, au même geste accompli à Ramallah en octobre 2000 [la photo des étudiants de Sciences Po, aux mains maculées de peinture rouge apparaît] : c’est un Palestinien qui lève ses mains couvertes de sang – j’aimerais bien qu’on voie la photo – ses mains couvertes de sang après avoir participé au lynchage de deux soldats israéliens [la photo de ce Palestinien aux mains rouges de sang apparait, ndlr]. Voilà.

– D’accord, répond Mme Hassan.

– Cette photo-là…

– Alors j’ai une question…

– Non, non. Est-ce que je peux, reprend M. Bornstein. Est-ce que je peux poser mes questions, et puis vous répondrez. Donc cette photo… après avoir participé au lynchage de deux soldats israéliens… On va peut-être voir les images du sujet que France 2 avait consacré à cette affaire. On l’a expurgé des images les plus dures parce que franchement c’était absolument insoutenable [à l’écran l’extrait du sujet de France 2 est diffusé ; on voit une foule applaudissant devant un bâtiment, ndlr]. Libération, peu suspect d’être excessivement anti-palestinien, le lendemain a titré : “Vent de haine” concernant cette affaire [la photo de la une de Liberation du 13 octobre 2000 apparait à l’écran, ndlr]… que voilà : “Vent de haine” avec cette même photo de cet activiste pro-palestinien après le lynchage de deux soldats israéliens. Que pensez-vous de ce geste reproduit par les étudiants de Sciences Po ?

 J’ai deux questions à vous poser, répond Mme Hassan. La première…

– Non… non, non…

– … c’est : est-ce que vous avez entendu les étudiants de Sciences Po à ce sujet ? Non. Ils ont absolument jamais fait référence…

– Mais je vous parle… Mais je… je…

– Je suis en train de vous répondre !

 Je vous parle pas d’eux, précise M. Bornstein, je vous parle de vous !

 Mais je suis en train de vous répondre ! Moi j’y étais à ce rassemblement.

– Vous, que pensez-vous de ce slogan ?

– … Je… Je vais vous le dire…

 … de cette image ?

– … que… J’en pense rien du tout, c’est mon… On est complètement… On est hors sujet si vous voulez, parce que…

– Ah ! Non non. Non, on n’est pas hors sujet !

– … Y a des centaines de milliers de personnes, reprend Mme Hassan, qui, à travers le monde, ont utilisé depuis le début de l’offensive israélienne cette symbolique. D’ailleurs, même, vous avez des actions qui s’appellent les fontaines rouges partout dans le monde…

 Donc vous l’assumez ? Manifestement…

 … c’est-à-dire que le symbole…

– Manifestement c’est une action de célébration du lynchage, insiste M. Bornstein.

– Mais… Mais est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

– Ah ! Je me rends très bien compte.

– Est-ce que vous pouvez me laisser finir ? Le premier point…

– Ça peut…

– Non. Laissez-moi finir… ou on va pas pouvoir continuer. Le premier point, c’est que les étudiants ne font nullement référence à cette… à cette actualité.

– Mais je vous parle pas des étudiants, reprend M. Bronstein, je vous parle de vous… Parce que vous vous savez, eux ne… C’était en 2000… Les étudiants, ils avaient 18-20 ans, ils n’étaient pas nés à ce moment-là.

– Ben vous avez des références… Vous avez des références…

– Eux ne le savent pas, mais vous vous le savez.

– … avant même les années 2000 sur d’autres crimes, notamment les crimes de Pinochet. Vous avez des photos, si vous voulez, de militants à travers le monde qui utilisaient cette même symbolique.

– Donc, ça ne vous choque pas. Ça ne vous choque pas.

– Mais absolument pas, répond Mme Hassan, à partir du moment où…

– Ça ne vous choque pas !

– … à partir du moment où on ne se réfère absolument pas à cette heu… à cette référence historique.

– Donc vous niez, reprend M. Bronstein, vous niez… vous niez que ce geste là soit en référence… pas… pas de la part des étudiants, pas de la part des étudiants, ils ne le savent pas !

– Mais c’est incroyable ce qu’on est en train de vivre ! C’est-à-dire que là, vous avez des étudiants qui, comme des milliers de personnes à travers le monde… aux États-Unis… se lèvent dans des assemblées en réalité… les mains couvertes de sang pour dénoncer précisément… parce qu’ils ont pas les moyens de parler

– Il peut y avoir des ambiguïtés.

– Si vous avez remarqué, développe Mme Hassan, souvent ce sont des espaces dans lesquels les étudiants n’ont pas la possibilité de parler et… c’est ce qui se passe aussi aux États-Unis… Et en réalité, la symb… la… le… l’acte militant qu’a été choisi, c’est celui-la, c’est-à-dire de se lever, de se couvrir les mains de sang et de dire… pour dénoncer la complicité de nos gouvernements, ou des structures dans lesquelles nous vivons, avec le génocide qui est en cours à Gaza. Vous avez des centaines de… des personnes à travers le monde qui ont utilisé ces photos, [à l’écran s’affiche une photo d’étudiants aux mains peintes en rouge, ndlr] et vous avez, encore une fois, une autre campagne qui a été faite sur les fontaines à travers le monde, qui s’appellent les fontaines rouges pour dénoncer aussi le fait que le sang coule que nous en sommes complices.

– Donc… vous…

 … à partir du moment…

 … comprenez qu’on fasse…

– Attendez.

– … dans les manifestations que vous encouragez encore, poursuit M. Bornstein, vous souhaitez que ça continue ?

– Attendez… je termine là-dessus. À partir du moment où les personnes qui le font n’ont nullement fait référence à ce qui s’est passé à Ramallah et à partir du moment où les personnes que vous êtes en train de citer et qui ont fait référence à Ramallah sont très clairement… heu… là aussi dans un discours qui est très pro-israélien, j’en ai vu dehors.

 Pas Libération !

 J’en ai, commence Mme Hassan. Mais ? Ils font le lien avec les étudiants ?

– Non. Libération a dit ça.

– Non, iłs ne font pas le lien avec les étudiants. Voilà.

– Mais vous, vous le faites !

– Moi , ce qui m’intéresse, vous savez, c’est… la revendication…

– Donc vous encouragez les étudiants à continuer à faire ce geste ?

– Oui… oui… Et je vous encourage à être un peu plus constructif dans vos… dans vos chroniques. On pourrait avancer un peu.

– C’est pas des chroniques, c’est des questions, réplique M. Bornstein. Je suis là pour vous poser des questions. Vous répondez ce que vous voulez.

– [On est là pour] échanger de façon courtoise tous ensemble, intervient alors Mme Klein, à 22 min 40 s. Les phrases que l’on entend aussi régulièrement dans les manifestations… Y en a une qui fait polémique, et que vous avez aussi prononcée, Rima Hassan, c’est “from the river to the sea”. On accueille Louis Aubry de la cellule “vrai du faux” de France Info. Bonsoir Louis. Louis, vous allez nous expliquer d’où vient ce slogan […] »

L’émission se poursuit avec une intervention du journaliste, M. Louis Aubry,sur le slogan « de la rivière à la mer », puis l’interview se poursuit et se conclut sur la portée et le sens de ce slogan et sur « l’ambiguïté », selon M. Bornstein, des positions de Mme Hassan et de La France insoumise.

➔ Le CDJM rappelle en préambule qu’il ne se prononce pas sur le fond de l’interview en cause – en l’espèce, savoir si des étudiants parisiens exhibant leurs mains peintes en rouge ont été ou non inspirés par le précédent de l’exhibition de mains maculées de sang par l’un des meurtriers de deux soldats israéliens à Ramallah en 2000. Il s’interroge en revanche sur le respect des bonnes pratiques journalistiques telles que définies par les chartes de déontologie auxquelles il se réfère.

Un journaliste interrogeant des personnalités politiques est fondé à les questionner sur leurs choix et prises de positions, à les inviter à préciser leurs projets, à relever leurs incohérences, à les confronter à leurs contradictions ou leurs anciennes déclarations, sans complaisance, avec insistance et en interrompant les discours « langue de bois ». L’équité et l’impartialité, le refus de la manipulation, la distinction de l’information du commentaire, citées dans les chartes auxquelles se réfère le CDJM, sont au cœur de sa démarche. Pas plus que lorsqu’il recueille des faits lors d’une enquête, il ne peut utiliser de méthodes déloyales en menant une interview, dont l’objet est de recueillir les faits que sont les propos de son interlocuteur, pas de l’inviter à s’aligner sur son propre point de vue.

➔ La seconde partie de l’interview de Mme Rima Hassan porte sur une polémique qui a débuté quelques jours plus tôt, quand l’image d’étudiants de Sciences Po Paris brandissant le 26 avril 2024 des mains rouges a été comparée sur les réseaux sociaux à celles des auteurs du massacre de deux soldats israéliens à Ramallah en 2000, par exemple dans ce post sur X le même jour ou cet autre post le lendemain.

Dans un premier temps, Mme Barbara Klein lance le sujet en résumant la polémique. Quand Mme Rima Hassan récuse la comparaison avec les événements de Ramallah en 2000, la journaliste lui demande : « C’est la référence de quoi selon vous alors ? » M. Bornstein intervient pour rappeler que Mme Hassan était à Sciences Po ce jour-là, et « reprendre les questions différemment ».

Le CDJM note qu’à partir de ce moment, le journaliste maintient l’entretien sur un seul thème : enfermer la signification de ces mains rouges dans l’épisode de lynchage à Ramallah en octobre 2000, et donc une incitation au lynchage de juifs. Le dispositif d’antenne prévu en amont va dans ce sens : reprise de la photo d’octobre 2000, d’un extrait de reportage de l’époque, puis de la une du quotidien Libération du 13 octobre 2000.

M. Bornstein affirme que ce geste d’un Palestinien inspire celui des étudiants, par exemple, comme le note le requérant, en affirmant nettement qu’il est « reproduit par les étudiants de Sciences Po » lorsqu’il demande à Mme Hassan : « Que pensez-vous de ce geste reproduit par les étudiants de Sciences Po ? », ou en objectant à Mme Hassan que « manifestement c’est une action de célébration du lynchage ». Le journaliste presse son interlocutrice de condamner ces gestes, ce qu’elle refuse, en cherchant à détacher leur signification de l’épisode de Ramallah, ce que le journaliste réfute en l’interrompant « vous niez que ce geste là soit en référence… » ou minimise en disant : « Il peut y avoir des ambiguïtés. » 

Il va jusqu’à affirmer que Mme Hassan elle-même fait le lien entre Sciences Po Paris en 2024 et Ramallah en 2000, quand il affirme : « Eux ne le savent pas, mais vous vous le savez », puis à la toute fin de l’échange : « Mais vous, vous le faites. »

➔ Le CDJM considère que l’utilisation de la une de Libération du 13 octobre 2000 est problématique. Le titre du 13 octobre 2000 « Vent de haine » vise exclusivement l’acte commis la veille à Ramallah. Utiliser ce titre un quart de siècle plus tard comme pouvant désigner la mobilisation des étudiants pro-palestiniens au prétexte de la similitude des mains rouges est une décontextualisation du titre du quotidien. Ainsi, quand Mme Rima Hassan dénonce comme étant « dans un discours qui est très pro-israélien [ceux qui font] référence à ce qui s’est passé à Ramallah », M. Bornstein s’exclame : « Pas Libération ! ». Devant la réaction de Mme Hassan : « Ils font le lien avec les étudiants ? », il admet que « non », mais renvoie encore au titre du quotidien : « Libération a dit ça. » Mme Hassan conclut « Non, iłs ne font pas le lien avec les étudiants. Voilà. » Mais le journaliste n’en démord pas : « Mais vous, vous le faites ! »

Le CDJM considère que cet échange est déloyal, tant dans l’utilisation hors de son contexte de la une de Libération que parce que le journaliste tend à faire sienne une thèse plutôt que d’interroger son interlocutrice sur ce que disent les tenants de cette thèse.

Conclusion

Le CDJM réuni le 30 juillet 2024 en séance plénière estime que l’obligation déontologique de loyauté vis-à-vis de ses interlocuteurs n’a pas été respectée.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote par 11 voix contre 2.

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