Avis sur la saisine n° 24-031

Adopté en réunion plénière 30 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 5 février 2024, Mme Lucie Iskandar, agissant au nom de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf en qualité de déléguée générale, a saisi le CDJM à propos d’une émission diffusée le 15 décembre 2023 par BFM TV et titrée : « Dérives sectaires : comment y faire face ? »

La Fédération pédagogie Steiner-Waldorf (FPSW) formule les griefs de non-respect de l’exactitude et la véracité, d’absence d’offre de réplique et de non-rectification d’une erreur. Elle estime que « dans cette émission, les établissements Waldorf sont présentés, par leur principal détracteur [M. Grégoire Perra] comme coupables de dérives sectaires et pratiquant l’endoctrinement des élèves, sans que ces établissements ou leur représentants n’aient été invités à répondre ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).

À propos du respect de la suppression d’informations essentielles :

  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

À propos de l’offre de réplique :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

À propos de la rectification des erreurs :

  • Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
  • Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).

Réponse du média mis en cause

Le 9 février 2024, le CDJM a adressé à M. Philippe Corbé, directeur de la rédaction de BFM TV, avec copie à Mme Alice Darfeuille, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 30 juillet 2024 aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ L’émission en cause est en lien avec l’histoire de M. Alex Baty, un jeune Britannique de 17 ans, qui avait disparu pendant six ans, et qui a été retrouvé le 14 décembre 2023 près de Toulouse. Sa grand-mère, qui en avait la garde, était persuadée que le garçon avait été emmené dans une « communauté spirituelle ».

La journaliste Mme Alice Darfeuille réunit six invités en plateau pour commenter cet évènement : trois journalistes de BFMTV (un reporter à Toulouse, sa correspondante à Londres, un spécialiste police-justice), MM. Joseph Agostini, psychologue, psychanalyste et co-auteur du livre Tueurs en série sur le divan, Jérôme Moreau, porte-parole de la Fédération France Victimes et de l’Unadfi (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes), Jean-Pierre Brard, ancien membre de l’Observatoire interministériel des sectes, Daniel Picotin, avocat spécialisé des dérives sectaires et de l’emprise mentale, et Grégoire Perra.

Celui-ci intervient à deux reprises. En ouverture de l’émission, il est présenté comme « ancien élève de l’école Steiner-Waldorf et l’anthroposophie, lanceur d’alerte et professeur de philosophie » et est interrogé : « C’est quoi l’anthroposophie ? » Il la définit comme « un mouvement transnational, une secte multinationale très puissante, et qui se dissimule très bien » . Il explique qu’il a été « invité [en plateau parce qu’il a] grandi dans une école Steiner » qui, dit-il, « est l’émanation de l’anthroposophie » et dans laquelle se ferait « un formatage profond des élèves […] qui sont sensibilisés pour aller vers le New Age, aller vers l’anthroposophie plus tard, de manière discrète, de manière extrêmement habile ». Il raconte ensuite qu’il a « pu décrypter comment ils s’y prennent pour endoctriner les enfants » après avoir lui-même été « sous emprise ». Cette séquence dure 2 min 57 s.

M. Perra est à nouveau interrogé en conclusion de l’émission pendant 3 min 17 s par Mme Darfeuille. Elle lui demande comment il a réussi à « reprendre la main » sur cette « emprise [qu’il a] vécue ». Il explique que ce qui l’a « aidé, ça a été [ses] études de philosophie », mais que « la prise de conscience [est] d’autant plus difficile [qu’on est] endoctriné dans ces écoles et persuadé qu’on avait vécu une scolarité normale ». Il évoque le soutien que lui a apporté l’Unadfi et affirme que la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) « cite les alertes que j’ai lancées dans mes articles, mon blog ». C’est « très long de prendre conscience », ajoute-t il, d’autant que « tant qu’on n’a pas témoigné, quelque part, on a encore un pied dedans ».

Sur le grief d’inexactitude

➔ Mme Lucie Iskandar estime, au nom de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf (FPSW), que « M. Grégoire Perra se présente comme une ancienne victime d’une secte, en amalgamant anthroposophie et écoles Waldorf, comme s’il s’agissait d’un mouvement sectaire reconnu comme tel. La Fédération pédagogie Steiner-Waldorf tient cependant à observer qu’aucune “dérive sectaire avérée” n’a jamais été observée, selon les propres constatations de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires ».

Le CDJM observe que M. Perra ne dit pas que la Miviludes a « observé des dérives sectaires », comme l’écrit la requérante, mais qu’elle « cite mes… comment dire… les alertes que j’ai lancées dans mes articles, mon blog ». Il considère en outre que M. Perra est interrogé comme témoin, et ne se positionne jamais comme expert. Ses propos sont l’expression d’un point de vue subjectif, ce qui est souligné par l’ajout à plusieurs reprises de l’expression « pour moi ».

Pour le CDJM, la présence de M. Perra sur le plateau est un choix rédactionnel. Il s’agit d’un témoignage où ce dernier fait part de son ressenti, de son sentiment. À aucun moment les journalistes présents ne valident directement ses positions ou ses propos. On peut être en désaccord avec ce qu’il dit, mais il n’y a pas d’inexactitude au sens de la déontologie du journalisme.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

➔ La FPSW justifie le grief d’absence d’offre de réplique en arguant que « M. Grégoire Perra lance des allégations, sans que la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf, qui représente les écoles Waldorf, n’ait pu répondre, ni les écoles Waldorf, ni les parents des enfants scolarisés dans ces écoles ».

➔ Le CDJM souligne que bien que le titre de l’émission soit « Dérives sectaires : comment y faire face ? », l’émission est essentiellement consacrée à l’histoire du jeune Britannique « retrouvé » près de Toulouse, M. Alex Batty. Les bandeaux qui figurent en bas d’écran pendant l’émission le soulignent : « Enlevé, qu’a vécu Alex Batty depuis 2017 ? », « Alex Batty a-t-il été victime d’une secte ? », « Secte : Alex Batty était-il sous emprise ? », « Alex Batty dit avoir été agressé sexuellement », « Un projet de loi pour lutter contre les sectes ».

Les interventions des invités portent sur cette affaire, et plus largement sur les notions d’emprise et de secte. M. Perra est présent pour témoigner de ce qu’il a personnellement vécu, mais son expérience et son ressenti ne sont pas au cœur de l’émission, dont les écoles Steiner-Waldorf ne sont pas le sujet.

➔ Le CDJM note en outre que les échanges qui ont lieu entre les invités révèlent un réel contradictoire, y compris sur des notions qui sont développées dans le témoignage de M. Perra. Ainsi à 15 min 18 s, Me Picotin s’inscrit en faux sur la qualification de dérive sectaire développée par d’autres intervenants : « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Pour qualifier une dérive sectaire, il faut des éléments. […] L’emprise est un phénomène que seuls les psychologues cliniciens peuvent qualifier […] un groupe alternatif n’est pas forcément une secte : la secte il faut qu’il y ait un gourou, il faut qu’il y ait une doctrine, il faut qu’il y ait des éléments très précis […] les groupes alternatifs c’est dangereux mais pas forcément une secte. ».

Dans ce cadre, l’offre de réplique n’a donc pas lieu d’être.

Sur le grief de non-rectification d’une erreur

➔ « BFMTV a refusé de prendre en compte le droit de réponse de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf », écrit la requérante dans sa saisine. Le CDJM rappelle que ce droit, ouvert par l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à toute personne nommée ou désignée, n’est pas un droit absolu dans la mesure où il obéit à des conditions de fond et de forme, et que seul le juge est compétent pour se prononcer sur un refus d’insertion, et peut le cas échéant ordonner une insertion forcée du droit de réponse.

➔ Le CDJM, qui se prononce sur la conformité du traitement journalistique d’une information au regard des principes déontologiques qui doivent être respectés, considère que le grief d’inexactitude n’étant pas constitué, celui de non-rectification d’une erreur ne l’est pas.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 30 juillet 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude, d’offre de réplique et de rectification d’une erreur n’ont pas été enfreintes par BFM TV.

La saisine est déclarée non fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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