Avis sur la saisine n° 23-137

Adopté en réunion plénière du 9 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 4 décembre 2023, M. Benoît Balacey a saisi le CDJM à propos d’un article paru dans Le Figaro magazine du 24 novembre 2023 sous le titre « Anne Hidalgo, celle qui saccage Paris » et également publié le même jour sur le site du Figaro sous le titre « Finances, transports, insécurité, propreté : le bilan accablant d’Anne Hidalgo à Paris ». Son auteur, M. François Delétraz, critique l’action de la maire de la capitale, l’accusant notamment de privilégier, dans sa politique de transports, le vélo aux transports en commun.

Si le requérant reconnaît au journaliste de l’hebdomadaire le droit à « l’expression libre de ses opinions sur des politiques ou des personnes », il estime que son texte « déploie […] un procédé de désinformation, caractérisé par l’emploi d’informations fausses et l’intention volontaire de tromper ses lecteurs ». Il considère ainsi qu’un passage du texte fait « un décompte fallacieux » du nombre de cyclistes transitant par la rue de Rivoli, dans les arrondissements de Paris-Centre, que l’article compare au nombre de passagers de bus et de métro transitant par le même axe.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).

Réponse du média mis en cause

Le 11 décembre 2023, le CDJM a adressé à M. Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro magazine, avec copie à M. François Delétraz, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 21 décembre 2023, M. Roquette a répondu au CDJM. Considérant que les critiques du requérant étaient « une atteinte à la probité de [son] journaliste et de l’ensemble des rédactions du Figaro », il indique que les chiffres retenus par l’auteur « sont officiels, pour certains parfaitement consultables par chacun (par exemple le compteur de vélos installé sur la piste cyclable), et pour d’autres, minutieusement vérifiés, fournis par des interlocuteurs pertinents, dont chaque défenseur de la liberté de la presse comprendra qu’ils doivent être couverts par le secret des sources ».

Analyse du CDJM

➔ L’article qui fait l’objet de la saisine, long de plus de 15 000 signes, est une charge contre la politique de la maire de Paris, présenté dans sa version en ligne par le chapô (texte introductif) suivant :

« RÉCIT – Envers et contre tous, la maire de Paris a toujours raison, même si seulement 17 % des électeurs parisiens ont voté pour elle aux municipales et 1,75 % des Français à la présidentielle. Mais elle n’en a cure, elle aime le conflit permanent et cultive sa stature internationale pour mieux masquer son échec à faciliter la vie de ses administrés. »

Sont passées en revue la polémique autour du voyage d’Anne Hidalgo à Tahiti avant le début des Jeux olympiques, les difficultés budgétaires de la Ville de Paris, mais surtout les décisions prises par l’équipe municipale en matière de transports. Pour l’auteur, elles prouvent que « la maire de Paris préfère favoriser le développement d’un transport individuel, qu’est le vélo, au détriment du transport public, qu’est le bus ».

➔ Dans sa saisine, M. Benoît Balacey concentre ses critiques sur un passage de l’article en particulier, qui revient sur l’action de M. David Belliard, élu Les Écologistes et adjoint à la maire de Paris, chargé de la transformation de l’espace public, des mobilités et des transports : 

« David Belliard déteste les autobus. […] Sous sa direction, ce sont des kilomètres de voies réservées aux bus qui ont disparu avenue de Saint-Ouen, rue de Rivoli, demain rue de Clichy… C’est à se demander s’il a appris à lire les chiffres : les jours de beaux temps, 12 000 vélos, et la moitié quand il pleut, empruntent la rue de Rivoli, quand 200 000 personnes y transitent dans les autobus qui la desservent. Quant à la ligne 1 du métro qui passe sous cette artère, elle transporte 500 000 personnes par jour. »

Pour le requérant, le journaliste « à l’appui de l’expression libre de ses opinions sur des politiques ou des personnes […] déploie ici un procédé de désinformation, caractérisé par l’emploi d’informations fausses et l’intention volontaire de tromper ses lecteurs ». En cause, selon lui, « un décompte fallacieux, consistant à comparer le nombre de passages de cyclistes en un point donné de la rue de Rivoli, au nombre de titres de transports validés sur les lignes de bus et de métro adjacentes, représentatives de l’ensemble des utilisateurs desdites lignes ».

Basée sur « des chiffres non sourcés [qui] ne correspondent à aucune statistique officielle » selon le requérant, cette comparaison « induit un double biais ». D’abord, les passagers des lignes de bus et de métros concernées ne transitent pas forcément sur ou sous la rue de Rivoli, qui ne représente qu’une portion de ces lignes – certains descendent avant, d’autres montent après. Ensuite, les cyclistes empruntant cette large artère mais ne passant pas devant le point de comptage ne sont pas pris en compte dans les totaux avancés par l’auteur.

En ce qui concerne le nombre de passagers des bus donné dans le passage (« 200 000 »), le requérant fait référence à un précédent avis du CDJM publié en décembre 2022, portant sur un article du même auteur. Ce dernier y affirmait alors que les autobus empruntant la rue de Rivoli transportaient, chaque jour, 250 000 passagers. Pour le CDJM, ce nombre était selon toute vraisemblance largement surestimé, selon le raisonnement du requérant, M. Émile Kowalski, qui s’appuyait sur les statistiques 2021 de l’Observatoire parisien des mobilités. Pour les mêmes raisons, M. Balacey considère que le chiffre avancé par l’auteur, s’il est moindre (200 000 au lieu de 250 000), reste incorrect.

➔ Dans sa réponse au CDJM, le directeur de la rédaction du Figaro magazine, M. Guillaume Roquette, estime que la critique de M. Balacey est « fausse et sans fondement » et qu’elle porte « atteinte à la probité de [son] journaliste et de l’ensemble des rédactions du Figaro ». Il indique que « les chiffres retenus par M. Delétraz sont officiels, pour certains parfaitement consultables par chacun (par exemple, le compteur de vélos installé sur la piste cyclable), et pour d’autres, minutieusement vérifiés, fournis par des interlocuteurs pertinents, dont chaque défenseur de la liberté de la presse comprendra qu’ils doivent être couverts par le secret des sources ».

M. Roquette considère que ces nombres permettent bien « au journaliste de développer sa démonstration, en constatant donc que la piste cyclable de la rue de Rivoli concerne bien moins de personnes que les transports en commun qui circulent sous et surtout sur cette artère, rendant impossible la substitution intégrale de l’un par l’autre ».

➔ Le CDJM constate que l’auteur de l’article, dans le passage concerné, ne mentionne pas la source des trois statistiques concernant les passages rue de Rivoli – « 12 000 vélos, et la moitié quand il pleut », « 200 000 personnes […] dans les autobus », « 500 000 personnes par jour [dans la ligne 1 du métro] » – qu’il reprend à l’appui de ce raisonnement.

Selon M. Roquette, les chiffres concernant les usages du bus et du métro ont été obtenus auprès de sources confidentielles. Le CDJM reconnaît qu’il peut être nécessaire, pour un journaliste, de taire l’origine réelle d’une information afin de ne pas révéler l’identité de l’un de ses contacts. Mais il considère que dans ce cas, le lecteur doit être informé de ce choix, surtout s’agissant de statistiques publiques dont le caractère semble a priori banal. Si le journaliste a dû recourir à un informateur anonyme pour obtenir des chiffres – qui semblent incompatibles avec les données publiques disponibles –, cette démarche constitue un élément de contexte important pour le lecteur. En l’absence de toute précision, le lecteur est fondé à douter de la réalité des totaux avancés, comme le fait le requérant dans sa saisine.

➔ À propos de la comparaison réalisée dans ce passage de l’article, le CDJM estime qu’il est trompeur de juxtaposer ces trois chiffres dans le but de démontrer que la mairie de Paris consacre une part trop importante de la voirie disponible au vélo, au détriment du bus. Le lecteur est amené à considérer que ces trois statistiques sont comparables, ce qui n’est pas le cas, pour des raisons que le requérant a pointées dans sa saisine.

➔ À l’instar du requérant, le CDJM relève que l’article, au parti pris assumé, est une charge volontairement polémique contre l’action de la mairie de Paris. Le publier relève d’un choix éditorial du Figaro, que le CDJM ne saurait remettre en cause. Cependant, comme il l’a rappelé dans sa note sur le « journalisme d’opinion » publiée en avril 2021, « l’expression de convictions ou de positions [par un journaliste] ne peut se faire qu’en exposant les faits les plus pertinents sur lesquels elle se fonde et en explicitant de façon rigoureuse le raisonnement qui la justifie. Lorsqu’il y a extrapolation du vrai vers le vraisemblable, cela doit être transparent, et, si le journaliste d’opinion s’appuie sur des rumeurs ou des hypothèses, il doit les présenter comme telles. » Un journaliste ne peut donc s’affranchir entièrement des règles déontologiques parce qu’il exprime un avis ou une opinion.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 juillet 2024 en séance plénière, estime que les règles déontologiques relatives au respect de l’exactitude et de la véracité n’ont pas été respectées.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote (18 voix pour, 8 voix contre).

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