Avis sur la saisine n° 23-139 et similaire

Adopté en réunion plénière du 9 avril 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 21 novembre 2023 et le 29 janvier 2024, Mmes Yasmina Auburtin et Catherine Cattin ont saisi le CDJM à propos de la séquence « L’œil du 20 h » du JT de France 2 diffusé le 20 novembre 2023 et intitulée « Ces écologistes qui se radicalisent ».

Les deux requérantes considèrent que les trois reporters, M. Alexandre Keirle, Mme Lorraine Poupon et Mme Justine Weyl, ont fait un usage abusif de la caméra cachée pour enregistrer les images utilisées dans leur enquête. « Une caméra cachée n’est pas anodine et ne peut être utilisée que lorsque les journalistes n’ont plus d’autres moyens pour obtenir des informations relevant de l’intérêt public général », estime ainsi Mme Cattin. Elle regrette que « le sujet de France 2 [se soit] contenté de soupçons non fondés, sans avoir à aucun moment cherché à contacter les associations concernées ».

Ce procédé « sous-entend » que les journalistes n’ont pu exercer leur « droit d’informer » dans un des lieux de tournage, l’ancienne mairie du IVe arrondissement de Paris, les obligeant à « une infiltration », explique Mme Auburtin.

Recevabilité

Dans leur saisine, les deux requérantes formulent d’autres griefs. Mme Yasmina Auburtin regrette par exemple un « agencement biaisé des déclarations des activistes » interrogés dans le sujet ou des « raccourcis outranciers sur la question des forces de l’ordre et des jeunes dépressifs », ce qui fait du sujet diffusé « une argumentation simpliste et indigne du service public ». De son côté, Mme Catherine Cattin regrette notamment que les journalistes « ne rappellent pas le contexte général des actions et prises de position politiques » et « ne prennent aucun recul par rapport à l’emploi du terme “éco-terrorisme” (par exemple en interrogeant un linguiste ou un sociologue) ».

Le CDJM considère que le choix d’un angle pour traiter le sujet, les mots utilisés en commentaire ou encore le montage des déclarations diffusées relèvent de la liberté éditoriale du média concerné, dès lors que les faits rapportés sont exacts, qu’une information essentielle n’est pas dissimulée au lecteur ou encore qu’un document n’a pas été altéré. Les requérantes n’apportent pas d’éléments laissant penser qu’une de ces règles déontologiques n’a pas été respectée. Ces griefs n’ont donc pas été retenus pour l’examen de leur saisine.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données […], fera toujours état de sa qualité de journaliste et s’interdira de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible ». Il « revendiquera le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits d’intérêt public », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 4).
  • Il n’use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
  • Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 11 décembre 2023, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copie à Mmes Elsa Pallot, rédactrice en chef du JT de 20 heures de France 2, Anne-Sophie Lapix et Lorraine Poupon, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 19 décembre 2023, Mme Muriel Pleynet, directrice de la rédaction nationale de France Télévisions, a transmis la réponse de « l’équipe de “L’œil du 20 h” » aux critiques des requérantes. Leur texte explique que « cette enquête est, à [leurs] yeux, factuelle et d’intérêt public dans un contexte de contestations écologiques qualifiées “d’extrêmement violentes” par les services de renseignement avec 42 “projets” sous surveillance du ministère de l’Intérieur ».

Il justifie le choix d’une « démarche journalistique d’infiltration » dans les mouvements écologistes radicaux, notamment en les filmant avec une caméra cachée. Elle est « assumée, montrée et racontée en toute transparence dans le reportage » : « Ces collectifs maîtrisent très bien la communication, le langage médiatique […], il est clair que nous n’aurions pas obtenu des propos similaires caméra ouverte s’agissant de militants parfois condamnés par la justice ou fichés S pour atteinte à la “sûreté de l’Etat” ».

Leur réponse revient aussi de façon détaillée sur les échanges entre les journalistes, l’Académie du climat – lieu où est tourné une des séquences en caméra cachée du sujet diffusé – et la mairie de Paris.

Analyse du CDJM

➔ Le sujet du JT de France 2 est « lancé » ainsi par Mme Anne-Sophie Lapix, la présentatrice : « Il y a une dizaine de jours, le Conseil d’État annulait la dissolution d’un mouvement écologiste, les Soulèvements de la Terre. Le ministre de l’Intérieur les avait fait interdire pour, disait-il, éviter les troubles graves à l’ordre public. “L’œil du 20 h” a enquêté sur ces mouvements écologistes radicaux. Que veulent leurs partisans ? Jusqu’où sont-ils prêts à aller ? ».

Le sujet commence par une séquence tournée « à 50 kilomètres de Sainte-Soline », lors d’un rassemblement organisé « pour soutenir neuf militants anti-bassines lors de leur procès ». Interviewé, M. Julien Le Guet, présenté comme le « porte-parole du collectif “Bassines non merci !” », explique que les activistes restent déterminés malgré les poursuites judiciaires.

➔ Suit une première série de plans portant la mention « caméra cachée » et presque entièrement floutés. Le commentaire explique qu’« officiellement, tous revendiquent le principe de non-violence. Pourtant, parmi les militants, certains justifient les heurts avec les forces de l’ordre par l’urgence de la crise climatique ». Les propos de deux activistes assis dans l’herbe, au visage flouté et à la voix déformée, sont alors diffusés : « On n’est absolument pas anti-violence, elle me semble nécessaire dans un monde violent », dit un homme. « Ça fait que, c’est horrible à dire, mais moi je suis pour ceux qui vont à la confrontation et je les soutiens en fait », ajoute une femme.

Dans la séquence suivante, la journaliste, Mme Lorraine Poupon, se met en scène en train de consulter des sites Internet et des applications. « Nous avons intégré l’une de ces organisations, un groupe connu pour ses coups d’éclat, aux portes des ministères ou même lors d’événements sportifs », raconte le commentaire, sans donner le nom de ce groupe.

➔ Vient alors la deuxième séquence estampillée « caméra cachée ». Elle se déroule à l’Académie du climat, un bâtiment public que la mairie de Paris met à disposition d’associations. Des participants au visage flouté y sont assis sur des chaises face à un animateur qu’on ne voit pas mais dont on entend la voix, déformée : « Il faut enfreindre la loi parfois pour faire surgir des lois légitimes. […] Ce qui est légitime n’est pas toujours légal aujourd’hui. On fait la part entre légalité et légitimité. » La journaliste note qu’à la fin de cette présentation s’expriment aussi « une jeune femme condamnée à deux mois de prison avec sursis pour vandalisme lors d’une action coup de poing » et une autre militante « qui vient de sortir de garde à vue » et qu’on entend être applaudie par la salle.

Contactée par la rédaction après le tournage de cette séquence, la mairie de Paris explique être « attachée à la liberté d’expression », reprend le commentaire, avant que deux citations de la réponse reçue soient reproduites à l’écran et lues à l’antenne : « Comme pour tout lieu public, la Ville de Paris n’est pas en droit de contrôler les casiers judiciaires des personnes. Comme pour tout autre service, à chaque fois que des atteintes aux valeurs de la République sont constatées, la Ville de Paris signale ou engage des actions judiciaires. »

➔ Le sujet se poursuit avec la troisième séquence tournée en « caméra cachée », comme le précise une incrustation, cette fois à Marseille, lors d’une journée de formation en vue de « mener des actions illégales, une méthode assumée par certains militants ». Dans une salle plongée dans l’obscurité, face à l’écran d’un vidéo-projecteur, les participants écoutent l’animateur d’une « formation de désobéissance civile et d’action directe non violente » dispenser des conseils en cas d’arrestation par la police : « Ne pas prendre son téléphone portable, ça c’est fondamental sur une action. Une fois qu’ils auront votre téléphone portable, ils ont accès à des choses énormes sur tous les militants et militantes avec lesquels vous avez parlé. » Le commentaire pointe cette « défiance envers les policiers », qu’illustre un autre propos du formateur, dont la voix est déformée : « Tout ce que vous allez dire sera à charge. Son but, ce n’est pas la manifestation de la vérité ; son but, c’est de vous enfoncer. Donc la consigne qu’on donne elle consiste en une phrase, c’est “je n’ai rien à déclarer”. Point. Du début jusqu’à la fin. »

Après que le commentaire a précisé que « ces formations sont obligatoires pour rejoindre le collectif » parce que « ces membres se savent observés étroitement par les forces de l’ordre », on entend les propos d’une participante un verre à la main, le visage flouté et la voix déformée : « Ce n’est pas du tout anodin ce qu’on fait, ça reste de l’illégalité. C’est de la désobéissance civile encore une fois, c’est illégal. Parfois on passe entre les mailles du filet, mais en ce moment, on ne passe presque plus entre les mailles du filet. »

La dernière partie est consacrée à l’interview d’un « ancien responsable militant », qui s’inquiète des conséquences psychologiques du mode d’action choisi par les collectifs concernés : « Ça épuise les militants. […] Derrière ça, il y a des gens qui craquent et c’est violent. » Le sujet se conclut par un chiffre : « Selon nos informations, en 2023, plus de 50 militants écologistes ont été condamnés par la justice française. »

Sur l’utilisation de méthodes déloyales

➔ Les deux requérantes considèrent que le recours à une caméra cachée est une méthode abusive, les journalistes ayant, selon elles, d’autres moyens pour accéder aux informations utiles au traitement de ce sujet. Pour Mme Yasmina Auburtin, la séquence tournée à l’Académie du climat « sous-entend » qu’une « infiltration » est nécessaire pour que les journalistes puissent y « [exercer] le droit d’informer », ce qui n’est pas le cas selon elle. Mme Catherine Cattin détaille ainsi cet argument : « Une caméra cachée n’est pas anodine et ne peut être utilisée que lorsque les journalistes n’ont plus d’autres moyens pour obtenir des informations relevant de l’intérêt public général. »

Dans sa réponse au CDJM, l’équipe de « L’œil du 20 h » explique que son enquête est « factuelle et d’intérêt public dans un contexte de contestations écologiques qualifiées “d’extrêmement violentes” par les services de renseignement avec 42 “projets” sous surveillance du ministère de l’Intérieur. » Dans ce contexte et « dès le départ » de l’enquête, le choix a été fait « de s’infiltrer dans les boucles Telegram et sur les serveurs cryptés et privés de différents collectifs, ceux appelant notamment à entrer dans l’illégalité ». Un choix que le média explique par la nature même des organisations concernées : « Ces collectifs maîtrisent très bien la communication, le langage médiatique et à l’image des précédentes enquêtes faites sur l’“ultradroite”, Academia Christiana [une organisation identitaire et catholique traditionaliste française, ndlr] ou d’autres autres mouvements radicaux, il est clair que nous n’aurions pas obtenu des propos similaires caméra ouverte s’agissant de militants parfois condamnés par la justice ou fichés S pour atteinte à la “sûreté de l’État”. »

La réponse de France 2 cite aussi une décision de la cour d’appel de Paris de juin 2019, considérant qu’elle justifie le recours à la caméra cachée « dès lors que cette méthode [est] un moyen nécessaire et proportionné pour recueillir les informations livrées au public qui auraient été difficiles à obtenir par tout autre moyen ». L’équipe de « L’œil du 20 h » considère que « ces conditions étaient remplies » et précise que ce procédé « a d’ailleurs été plusieurs fois applaudi par des militants écologistes quand il s’agissait de dénoncer des pollutions industrielles ou des atteintes à l’environnement par exemple ».

➔ Le CDJM rappelle, comme l’ont fait les requérantes, que le recours à la caméra cachée doit être l’exception et non la règle, le journaliste devant renoncer aux « méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données », « [faire] toujours état de sa qualité de journaliste » et « [s’interdire] de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons », selon l’article 4 de la Charte mondiale de la Fédération internationale des journalistes. Cette dernière aménage cependant des exceptions, « si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible […] en pareil cas ».

Étant donné le positionnement politique et les modes d’action des organisations concernées, le CDJM estime que les images tournées en caméra cachée et utilisées dans le sujet diffusé permettent au public d’être informé de façon plus complète sur leur nature et leur fonctionnement. Si le média s’était contenté de méthodes traditionnelles, il est peu probable que des activistes tentés par le recours éventuel à des formes de violence l’aient admis aussi ouvertement.

➔ Dans sa saisine, Mme Cattin regrette aussi que « les journalistes [aient] utilisé la caméra cachée sans expliquer pourquoi […] ils avaient eu besoin d’avoir recours à ce moyen extrême dans la profession ». Les journalistes de France 2 lui répondent sur ce point : « Notre démarche journalistique d’infiltration est d’ailleurs assumée, montrée et racontée en toute transparence dans le reportage. Chaque séquence tournée en caméra cachée est indiquée par une inscription “Caméra cachée” à l’écran. »

Le CDJM estime que, même lorsqu’il est justifié, le recours à la caméra cachée doit être expliqué clairement au téléspectateur – le média ne peut se contenter d’apposer une mention « caméra cachée » sur les images concernées. En l’occurrence, la journaliste, Mme Poupon, met en scène son infiltration après avoir décrit des groupes qui ont, « sur les réseaux sociaux », un même mot d’ordre : « Leurs membres ont recours à des messages recryptés, recommandent l’usage d’un pseudonyme pour ne pas révéler son identité. » Ces informations de contexte permettent au téléspectateur de comprendre l’intérêt de l’infiltration – et de juger lui-même si ces raisons sont suffisantes dans les cas de groupes écologistes radicaux.

Le CDJM considère cependant que la première des trois séquences de caméra cachée, tournée lors d’un rassemblement de soutien aux militants de Sainte-Soline, aurait mérité davantage d’explications au téléspectateur. Il n’est pas précisé pourquoi des interviews plus classiques des deux militants assis dans l’herbe étaient impossibles, quitte à appliquer les mêmes floutages et déformations de voix.

Le grief d’utilisation de méthodes déloyales est déclaré non fondé.

Sur l’offre de réplique

➔ Dans sa saisine au CDJM, Mme Catherine Cattin regrette que « dans leur enquête, les journalistes ne [fassent] à aucun moment mention de tentatives de prises de contact avec les associations (dont ils taisent le nom) qu’ils infiltrent et du refus de ces dernières de répondre à leurs questions, ce qui aurait pu justifier cette méthode ».

Dans sa réponse, l’équipe de « L’œil du 20 h » décrit de façon détaillée les démarches entreprises pour recueillir la réaction de l’un des protagonistes du sujet diffusé, l’Académie du climat. Après quelques échanges, la mairie de Paris, qui héberge cette structure dans l’ancienne mairie du IVe arrondissement, a adressé la réponse à la rédaction qui est finalement lue et reproduite dans le sujet diffusé. Le CDJM constate que dans le cas de cette organisation, l’offre de réplique a bien été effectuée.

Mme Cattin souligne que « le sujet de France 2 s’est contenté de soupçons non fondés sans avoir à aucun moment cherché à contacter les associations concernées », notamment celle qui est infiltrée et dont le nom n’est jamais donné. Les journalistes de France 2 ne reviennent pas sur ce choix dans leur réponse – il peut s’expliquer par leur volonté de protéger la structure montrée en caméra cachée et ses membres ou parce qu’ils considèrent qu’il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autres des tendances évoquées. Quelle qu’en soit la raison, et au-delà du choix de l’angle qui relève de la liberté rédactionnelle, l’association montrée n’étant pas nommée, l’offre de réplique ne s’impose pas.

Le grief de non-respect de l’offre de réplique est déclaré non fondé.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 avril 2024 en séance plénière, estime que les règles déontologiques de ne pas utiliser de méthodes déloyales et de proposer une offre de réplique ont bien été respectées.

Les saisines sont déclarées non fondées.

Cet avis a été adopté par consensus.

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