Avis sur la saisine n° 23-110

Adopté en réunion plénière du jour 9 avril 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 17 octobre 2023, Mme Sabine Grataloup a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 12 octobre 2023 sous le titre « Glyphosate : la longue histoire d’une manipulation ».

Mme Grataloup formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité, absence d’offre de réplique, confusion entre publicité et information. Elle estime que cet « article contient un grand nombre d’erreurs factuelles, de présentations trompeuses, d’accusations sans preuve et une absence totale d’offre de réplique » et dénombre « onze inexactitudes, quatre affirmations trompeuses, plusieurs mises en cause non étayées de la probité de scientifiques et de journalistes, et une absence totale d’offre de réplique aux personnes ou aux institutions attaquées par l’article ».

Recevabilité

Le CDJM, vu les articles 1 et 2 de son règlement intérieur et la fiche d’analyse des saisines qui figure en annexe 1 de ce règlement, constate que les critères de recevabilité d’une saisine (état civil de la requérante, nature de la publication en cause et ancienneté de l’acte journalistique à la date de la saisine, existences de griefs relevant ou pouvant relever du respect de la déontologie journalistique) sont réunis et a déclaré cette saisine recevable.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il doit « refuser et combattre, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il ne doit jamais « confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste » et « n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 9).
  • Il fait preuve « de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consoeurs et de ses confrères, sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 12).
  • Il doit « éviter toute confusion entre son activité et celle de publicitaire ou de propagandiste », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 13).

Réponse du média mis en cause

Le 29 novembre 2023, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du Point, avec copie à Mme Géraldine Woessner, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 12 décembre 2023, Mme Géraldine Woessner a adressé au CDJM une « réponse personnelle, qui n’engage pas Le Point ». Cette réponse reprend sur dix-huit pages chacun des griefs formulés et expose les raisons pour lesquelles Mme Woessner conclut qu’ils sont infondés.

Mme Woessner ajoute qu’elle considère que la requérante, « Mme Grataloup, dont on connaît l’engagement contre Monsanto […], n’est pas un interlocuteur neutre, et [que] son conflit d’intérêts dans cette affaire est criant ». Elle s’étonne que « le CDJM [ait] toutefois jugé “recevable” cette nouvelle “plainte”, attaquant l’enquête [qu’elle a] publiée dans Le Point ». Elle ajoute « [s]’alarmer du concours constant apporté par le CDJM aux activistes militants, qui cherchent à porter atteinte à la liberté d’informer ».

Le CDJM rappelle que la recevabilité d’une saisine est appréciée sur des critères définis par son règlement intérieur et pas en fonction de la « neutralité » ou de « l’engagement » des parties, requérant et média. Comme il l’écrit aux médias objets d’une saisine, et donc dans sa lettre au Point et à Mme Woessner du 29 novembre, ce sont « des critères de forme [qui] ne sauraient en aucun cas préjuger de l’avis du CDJM. »

Analyse du CDJM

➔ L’article en cause est publié sur quatre pages dans Le Point du 12 octobre 2023 sous le titre « Glyphosate, la saga d’une manipulation ». L’angle de l’article est clairement énoncé par le chapô (court texte introductif) : « Éruptif. Alors qu’en France l’herbicide divise, la Commission européenne propose de prolonger de dix ans son autorisation. Récit d’une tromperie. »

L’article du Point s’ouvre sur l’indication que Monsanto « enchaîne les victoires judiciaires » alors qu’en Europe, « épicentre de la lutte contre Monsanto et contre le modèle d’agriculture intensive que la firme sous-tend […], la Commission européenne a proposé de renouveler pour dix ans l’herbicide controversé », ce qui « a réveillé les foudres des opposants historiques au glyphosate, devenu un totem de la lutte contre l’agro-industrie ».

Cette introduction annonce alors un « retour sur une saga politique, qui restera dans les annales comme l’une des plus grandes manipulations médiatiques de ces dernières décennies ».

Le texte est ensuite organisé en quatre parties, appelées « saisons ». Il évoque d’abord les débats sur la portée d’un avis de 2015 du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), une agence indépendante de l’OMS qui a classé le le glyphosate comme « cancérogène probable pour l’homme ». Il souligne la fragilité des études qui ont conduit à ce classement et interroge l’indépendance de certains de ses partisans.

La deuxième partie est consacrée à un avocat américain défenseur de victimes reconnues de l’herbicide, qui a lui-même été poursuivi et condamné pour avoir « tenté d’extorquer la somme exorbitante de 200 millions de dollars à un autre fabricant de pesticides ». Cet avocat est aussi décrit comme étant à l’origine de « la déclassification de milliers de documents internes à la firme Monsanto, qui seront utilisés en justice pour accréditer la thèse d’une manipulation des agences sanitaires mondiales », ces « allégations [étant reprises] en France [par] la majorité des médias ».

La troisième partie de l’article du Point est centrée sur le débat politique français et ses conséquences, après l’annonce en 2017 par M. Emmanuel Macron d’une interdiction du glyphosate dans les trois ans, alors que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) « [venait] de rendre un rapport concluant à l’absence de risque de la molécule ».

La dernière partie répond à la question « Que dit la science ? » : elle évoque « des universitaires sérieux [qui] affirment que leurs travaux auraient été indúment écartés par des agences se reposant trop sur les études de l’industrie », puis détaille les raisons pour lesquelles une de ces agences, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), « s’appuie sur un corpus de travaux à la fiabilité éprouvée » . En contrepoint, est cité le témoignage d’un toxicologue de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), selon lequel « l’Efsa rejette quand même beaucoup de choses quand l’Inserm travaille avec une ouverture plus large » et qui affirme que « sur cette base sanitaire, on a des arguments pour dire que le glyphosate pose quelques problèmes sur un type de cancer (le LNH), et des mécanismes de stress oxydant avec un niveau de risque qu’on va dire moyen ». Puis sont citées l’Agence européenne des produits chimiques (AEPC) et l’Efsa, qui écartent toutes deux, souligne Le Point, l’« impact sur l’environnement ou la santé humaine » du glyphosate. La chute boucle l’angle de l’article : « La toxicité du débat, elle, est bel et bien avérée. »

Cet article est accompagné d’un encadré, « Glyphotests : des analyses bidon », qui dénonce les tests réalisés en 2018 par un laboratoire allemand, notamment pour l’émission « Envoyé spécial », pour rechercher les traces de glyphosate dans l’urine.

Préambule

➔ Le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de trancher les controverses sur les questions scientifiques mais d’apprécier si les méthodes et le travail du journaliste ont respecté les règles déontologiques définies dans les textes auxquels il se réfère.

Il n’entre pas dans ses compétences de dire si le glyphosate est dangereux ou non, d’infirmer ou de confirmer des déclarations d’experts, supposées ou réelles, ni de se prononcer sur la valeur d’une étude scientifique.

Dans cet esprit, il n’a pas pris en considération des rapports aux conclusions différentes avancés par les parties, et a donc renoncé à se prononcer sur plusieurs griefs formulés. Par souci de clarté, il présente cependant un résumé des arguments de la requérante concernant ces griefs et des réponses de la journaliste.

Grief 1 : “inexactitude” sur l’absence de lien entre glyphosate et cancers

➔ Mme Sabine Grataloup affirme en premier lieu que cette phrase tirée de l’article du Point constitue une inexactitude : « Conduites auprès de dizaines de milliers d’agriculteurs depuis trente ans, les plus sérieuses études épidémiologiques ne montrent pas de lien entre l’exposition au glyphosate et la survenue de cancers. » Elle affirme qu’il « existe de nombreuses études épidémiologiques montrant un lien entre l’exposition au glyphosate et la survenue de certains cancers » et communique au CDJM des liens vers cinq de ces études qui, selon elle, montrent des « augmentation[s] statistiquement significative[s] de lymphome non-hodgkinien (LNH) [le LNH est un cancer du système lymphatique, ndlr] ».

Mme Woessner, dans sa réponse au CDJM, note qu’« ​​il existe un nombre très élevé d’études sur le glyphosate, qui est à ce jour la molécule la plus étudiée au monde. Certaines études montrent une augmentation du risque de cancer, d’autres… une diminution du même risque, après exposition ». La journaliste analyse ensuite longuement les études signalées par la requérante pour conclure que ces études ne peuvent « en aucun cas invalider le constat, ainsi que l’écrit Le Point, que “les plus sérieuses études épidémiologiques ne montrent pas de lien entre l’exposition au glyphosate et la survenue de cancers” ».

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce pas sur ce grief qui renvoie dos à dos plusieurs études.

Grief 2 : “inexactitude” sur la présentation d’études

➔ La requérante affirme que la phrase de l’article : « Le Circ évalue le danger intrinsèque d’un produit, non son risque. Il s’appuie quasi exclusivement sur des études in vitro » constitue « une affirmation inexacte ». La journaliste reconnaît que « le Circ a effectivement pris en compte plus que les études in vitro ». Le CDJM considère que l’expression employée, « quasi exclusivement », n’exclut pas d’autres études.

Le grief n’est pas fondé.

Grief 3 : “inexactitude” sur la présentation d’une étude

➔ Mme Grataloup vise l’expression « sans prendre en compte les conditions réelles d’utilisation du produit » dans la phrase suivante : le Circ « s’appuie quasi exclusivement sur des études in vitro, sans prendre en compte les conditions réelles d’utilisation du produit ». Elle affirme en citant une phrase d’une monographie du Circ que cette « assertion est fausse ». Mme Woessner se réfère au préambule de cette même monographie pour maintenir que « les conditions réelles d’utilisation du produit […] ne sont donc pas prises en compte ».

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce pas sur ce grief.

Grief 4 : sur la dissimulation d’études devant le Circ

➔ La requérante reproche au Point un passage de l’article dans lequel il est écrit qu’un épidémiologiste, M. Aaron Blair, qui présidait le groupe d’experts du Circ travaillant sur le glyphosate, « aurait caché aux autres experts mandatés par le Circ les résultats d’une étude [portant sur quelque 54 000 agriculteurs américains et leurs familles] ne trouvant pas de lien entre l’utilisation du glyphosate » et des cancers. Elle estime que cette « affirmation est trompeuse » et qu’une offre de réplique aurait dû être faite à M. Blair.

Elle reproche également à l’article de ne pas citer une autre étude copilotée par cet épidémiologiste, qui  « trouvait un très lien fort [sic] entre glyphosate et lymphome non hodgkinien ». Pour Mme Grataloup, qui fonde ses affirmations sur la retranscription d’une audition sous serment de M. Blair devant un tribunal de Californie, M. Blair ne pouvait faire état de ces deux études dans le cadre du Circ car « les règles de fonctionnement du Circ disposent que seules sont prises en compte dans les monographies les études dûment publiées ».

Mme Woessner réplique que la seconde étude citée par celle-ci « n’a pas trouvé d’association entre glyphosate et LNH ». Elle acte que l’épidémiologiste a « reconn[u] qu’il n’a pas porté [les deux études citées par la requérante] à la connaissance du groupe de travail sur le glyphosate, sous prétexte [qu’elles n’étaient] pas encore publiée[s] » mais souligne que M. Blair a « par ailleurs admis que la prise en compte des données les plus récentes [de l’étude sur les agriculteurs et leurs familles] aurait pu changer la donne ».

Le CDJM a constaté que figure effectivement dans la retranscription de l’audition de M. Blair le fait qu’il n’a pas porté à la connaissance du groupe d’experts qu’il présidait l’existence de la première étude. Il n’est pas trompeur d’écrire dans l’article qu’il « n’en souffle mot, l’étude n’étant pas publiée reconnaîtra-t-il plus tard, sous serment, devant une cour américaine ».

Le CDJM considère par ailleurs que l’offre de réplique à M. Blair ne s’imposait pas, celui-ci s’étant expliqué sur les raisons de son silence lors d’une audition sous serment que mentionne l’article. Il rappelle que le choix des sources citées relève de la liberté rédactionnelle de la journaliste, et ne se prononce pas sur la portée scientifique de la seconde étude évoquée par la requérante.

Le grief n’est pas fondé.

Grief 5 : sur le sens des propos d’un expert

➔ Ce grief porte spécifiquement sur cette phrase de l’article à propos de M. Blair : « La prise en compte de ces résultats aurait-elle pu changer l’avis du Circ ? “Oui”, dira-t-il. » Se référant à l’audition évoquée ci-dessus, Mme Grataloup affirme que « l’article du Point attribue donc à M. Blair un propos “sous serment” qu’il n’a pourtant jamais tenu, lui faisant dire le contraire de ce qu’il a déclaré pendant l’audition en question, sans lui offrir la possibilité de répliquer ». La journaliste du Point estime que « M. Blair reconnaît que la communication de l’étude Napp [celle qui n’a pas été citée devant les experts du Circ, ndlr] aurait changé l’appréciation du lien entre glyphosate et ce lymphome par le groupe de travail du Circ ».

Le CDJM observe que les parties font des lectures différentes des propos de M. Blair lors de son audition devant un tribunal californien et surtout de l’impact qu’aurait eu la communication de l’étude Napp sur l’avis du Circ.

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce pas sur ce grief.

Grief 6 : sur la mise en cause de l’indépendance et la compétence d’un expert

➔ Mme Grataloup considère que la présentation que fait l’article du Point d’un scientifique américain qui a travaillé pour le Circ, M. Christopher Portier, est « trompeuse » car « l’intéressé n’est décrit au lecteur que comme “collaborateur régulier” à une ONG militante ». Mme Woessner affirme que « M. Portier occulte ses liens avérés avec des organisations anti-pesticides » et notamment « occulte [qu’il travaille pour des] cabinets d’avocats qui exploitent le classement du glyphosate par le Circ pour des actions en justice contre Monsanto ».

Le CDJM constate qu’effectivement, M. Portier a été embauché en 2017 par un tel cabinet d’avocats, et qu’il est depuis 2016 conseiller scientifique sur les politiques en matière de pesticides de plusieurs organisations non gouvernementales européennes. Il relève cependant que son rôle auprès du Circ dénoncé par l’article remonte à avril 2014. Il note également que M. Portier est un toxicologue qui a occupé depuis 1978 d’éminentes fonctions à l’Institut national des sciences de la santé environnementale des États-Unis (le National Institute of Environmental Health Sciences, NIEHS), qu’il a dirigé de 2010 à 2013. À tout le moins, dans un sujet aussi sensible, il eût été préférable de le présenter plus complètement que comme « collaborateur régulier à l’ONG anti-pesticides Environmental Defense Fund ».

Le grief est fondé.

Grief 7 : “inexactitude” sur le positionnement du glyphosate dans la liste du Circ

➔ La requérante affirme qu’il est faux de dire que l’ordre des priorités établi par le groupe de travail du Circ présidé par M. Portier en 2014 a placé le glyphosate « en haut de la liste », comme l’écrit Mme Woessner en citant, sans l’identifier, l’un des participants du groupe de travail. Mme Grataloup renvoie à une publication de la revue The Lancet qui précise que « le groupe consultatif […] a recommandé un large éventail d’agents et d’expositions à évaluer avec une priorité élevée ou moyenne ». Dans cette recension, le glyphosate est effectivement cité dans la catégorie « priorité moyenne », dans un groupe de plusieurs pesticides figurant en onzième position sur vingt items.

Le CDJM considère que, sur la seule base de ce compte-rendu, qu’il est impropre de parler de « haut de la liste ». La journaliste du Point, protégeant légitimement sa source, précise dans sa réponse au CDJM que « le glyphosate apparaît comme une pièce rajoutée artificiellement » à cette recension. Le document publié par The Lancet n’est pas un compte-rendu des travaux du groupe de travail. On ne peut donc pas dire comment le glyphosate y a été évoqué.

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce pas sur ce grief.

Grief 8 : “Affirmation trompeuse” sur le rôle d’un expert dans une décision

➔ Mme Grataloup estime qu’il est « trompeur » de dire que M. Portier « a eu un rôle majeur dans la classification de cancérogénicité », comme l’indique « un ancien dirigeant de l’Anses » cité dans l’article du Point. Mme Woessner affirme dans sa réponse au CDJM que « selon les témoignages recueillis par Le Point, il [M. Portier] a eu un rôle important d’“animateur des débats”, et [que] son influence pendant les séances de travail a été “considérable” ». En l’absence d’accès aux compte-rendu des travaux, il est impossible de préciser la réalité du rôle de M. Portier.

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce donc pas sur ce grief.

Grief 9 : “Inexactitude” quant à la réaction des médias après la condamnation d’un avocat

➔ Le Point, dans la partie de l’article consacrée « aux avocats prédateurs », revient notamment sur le cas de M. Timothy Litzenburg, l’avocat qui a gagné en 2018 un procès contre Monsanto. Il a été condamné en 2020 à deux ans de prison pour chantage envers un autre fabricant de pesticides. Mme Woessner écrit qu’« en France, la presse se tait et reste dans ses petits souliers… ». La requérante estime que « cette assertion est fausse » et vise à faire « accroire à une conspiration du silence devant des faits incommodants ». Le CDJM a relevé des articles relatant ces faits le 20 juin 2020 dans Valeurs actuelles, le 23 juin 2020 dans Le Point, L’Opinion et sur le site de Franceinfo, le 24 septembre 2020 dans Le Monde et dans Libération, le 25 dans La France agricole. L’expression « la presse se tait » est inexacte.

Le grief est fondé.

Grief 10 : “inexactitude” sur la présentation d’un avocat

➔ Mme Grataloup affirme qu’il est faux d’écrire que M. Litzenburg avait été « cité comme “lanceur d’alerte” star dans de nombreux articles » après sa victoire contre Monsanto en 2018. Elle précise n’avoir trouvé « aucun article, pas le moindre, ayant présenté M. Litzenburg comme un “lanceur d’alerte” ». Pour Mme Woessner, « cet avocat a été présenté très tôt dans la presse française comme une vedette, incarnant la défense d’un petit contre un géant industriel (à l’image d’Erin Brockovich) ».

Le CDJM a retrouvé une douzaine d’articles de la presse d’information générale datant de l’été 2018 consacrés au procès contre Monsanto. Si M. Liztenburg y est cité parmi d’autres avocats du jardinier M. Dewayne Johnson, c’est ce dernier qui est mis en avant comme la star de ce procès. L’expression employée est inexacte.

Le grief est fondé.

Grief 11 : “inexactitude” sur la collaboration entre une ONG et des avocats

➔ Pour mémoire, l’expression « Monsanto Papers » désigne des millions de documents déclassifiés et rendus publics par Monsanto sur décision de justice. La requérante considère inexacte la phrase de l’article « les Monsanto Papers sont confiés à l’organisation antipesticides URSTK », phrase qui selon elle « laisse ainsi entendre l’existence d’une collusion entre l’association USRTK et les cabinets d’avocats détenteurs de ces documents ».

C’est bien l’association US Right to know (« les États-Unis ont le droit de savoir ») qui a obtenu un accès aux documents de Monsanto déclassifiés en 2017, comme le souligne Mme Woessner dans sa réponse au CDJM en se référant à un article de Reporterre titré « Celles qui ont révélé les “Monsanto papers” racontent comment Monsanto triche ». Le CDJM constate qu’il y a eu effectivement collaboration entre cette ONG et les avocats qui ont plaidé contre Monsanto.

Le grief est infondé.

Grief 12 : “Accusation gratuite” contre des journalistes

➔ Mme Grataloup estime dans ce grief que l’article du Point porte une « accusation grave de mauvaise pratique professionnelle, pour tous les journalistes qui ont travaillé sur [les Monsanto Papers] » en écrivant que c’est « le cabinet [d’avocats où travaille M. Litzenburg] The Miller Firm, qui se charge d’élaborer le narratif qui sera livré “clés en main” aux journalistes français ». Elle déplore que « les journalistes mis en cause n’ont pu répliquer à ces graves accusations ». La journaliste du Point écrit en réponse au CDJM qu’« il ne s’agit pas d’accusations, mais de faits : les Monsanto Papers, triés par USRTK et les cabinets d’avocats, sont arrivés tels quels dans les mains des journalistes, français comme américains»

Le CDJM note que l’article ne fait reposer l’affirmation d’un accès des médias aux documents déclassifiés via un cabinet d’avocat sur aucun élément factuel. Il considère cependant que cette mise en cause relève de la « liberté de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial » entre confrères décrite par l’article 12 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes, qui, en l’absence d’accusations factuelles précises, n’impose pas d’offre de réplique.

Le grief n’est pas fondé.

Grief 13 : inexactitude sur la date de publication d’un article

➔ La requérante note que la journaliste du Point affirme que « Le Monde […] distille les documents dans plusieurs articles à partir de juillet 2017 » alors que le premier article du Monde sur le sujet remonte à mars 2017. Mme Woessner reconnaît que « Le Monde commence en effet sa campagne sur la base des “Monsanto Papers” dès le mois de mars 2017 » et admet l’erreur. Le CDJM considère que cette erreur bénigne ne porte pas atteinte à la compréhension des faits exposés, mais qu’elle aurait dû être corrigée dans la version en ligne de l’enquête.

Le grief n’est pas fondé.

Grief 14 : “inexactitudes” sur le contenu des Monsanto Papers

➔ La requérante considère que la journaliste du Point se trompe quand elle écrit que les « allégations » reprises par les médias sur le contenu des Monsanto Papers « sont fausses ». Elle appuie cette affirmation par le rappel de trois accusations portées contre l’industriel dans les Monsanto Papers (connaissance ancienne du caractère cancérigène du pesticide, financement d’études scientifiques pour influencer l’opinion, campagnes de harcèlement visant des scientifiques émettant des avis divergents) et sur quatre publications à caractère scientifique.

Mme Woessner récuse ces textes en expliquant d’une part que dans son article, elle cite un responsable de l’Efsa qui dit : « Nous savions qu’elles étaient payées par Monsanto, pas une seule étude n’a pu nous induire en erreur, et nous en sommes toujours revenus aux données » et d’autre part, que les auteurs des textes signalés par la requérante sont de parti-pris, liés à l’association USRTK ou aux cabinets d’avocats, ou incompétents. Elle renvoie à une communication de l’EFSA qui répondait aux accusations des Monsanto Papers sur l’évaluation du glyphosate par l’Union européenne.

Pour les raisons indiquées en préambule, le CDJM ne se prononce pas sur ce grief.

Grief 15 : paternité de l’expression “Monsanto Papers”

➔ La requérante critique cette phrase de l’article du Point : « Les Monsanto Papers, création des avocats américains pour servir leur stratégie judiciaire, seront repris in extenso par la presse ». En effet, Mme Grataloup écrit que « le terme même “Monsanto Papers” a été forgé par le journal Le Monde, et non par un cabinet d’avocats ». Le CDJM n’a pas déterminé l’origine de l’expression. Il observe qu’elle est utilisée par Le Monde dans son enquête en plusieurs volets publiée en 2017 et par de nombreux médias, et que le site de USRTK l’utilise. Il ne lui apparaît pas que l’origine de cette expression soit un élément essentiel à la compréhension des faits exposés.

Le grief n’est pas fondé.

Grief 16 : présentation trompeuse d’un auteur

➔ Mme Grataloup affirme que M. Gil Rivière-Wekstein, que Mme Woessner cite dans son article comme « le journaliste Gil Rivière-Wekstein », est « conseiller en relations publiques et communication […] et n’est pas titulaire de la carte de presse ». Le CDJM note que M. Gil Rivière-Wekstein anime et publie le site d’informations sur l’agriculture Agriculture et environnement, et rappelle que la détention de la carte de presse n’est pas obligatoire pour exercer le métier de journaliste. Le qualifier de journaliste n’est pas une inexactitude.

Le grief n’est pas fondé.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 avril 2024 en séance plénière, estime que Le Point n’a pas enfreint l’obligation déontologique d’exactitude dans sept des seize passages de l’article relevés par la requérante, les a enfreint dans trois passages, et ne se prononce pas sur six autres points soulevés qui relèvent de controverses scientifiques.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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