Adopté en réunion plénière du 12 mars 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 3 décembre 2023, M. Omar Dia a saisi le CDJM à propos de l’émission « 120 minutes » diffusée le 26 novembre 2023 sur BFM TV. M. Dia met en cause le passage de cette émission où son invité, M. Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), est interrogé par le journaliste M. Ronald Guintrange sur les propos tenus par M. Dominique de Villepin dans l’émission « Quotidien » diffusée le 23 novembre 2023 par la chaîne TMC. Il formule les griefs d’inexactitude, d’altération d’un document, de conflit d’intérêts et de propos ou opinion contribuant à nourrir la haine ou les préjugés. Il considère que Dominique de Villepin « n’a jamais tenu les propos que lui fait dire le journaliste de BFM », notamment « l’expression “domination juive” [alors que] BFM TV emploie des guillemets comme [pour] une citation ». Il affirme que l’expression « petit Arabe de banlieue » utilisée au cours de l’interview par M. Guintrange serait « du racisme ».
Recevabilité
Le requérant, en formulant le grief de conflit d’intérêts, met en cause « la partialité du media de Drahi [sic] sur le conflit israélo-palestinien ». Le CDJM, se référant à l’article 1.2 de son règlement intérieur qui précise que « pour être retenue, la saisine ne peut porter […] ni sur l’ensemble de la production d’un média, ni sur la ligne éditoriale d’un média ou les choix éditoriaux de sa rédaction », a considéré que ce grief-ci était irrecevable.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
Réponse du média mis en cause
Le 8 décembre 2023, le CDJM a adressé à M. Philippe Corbé, directeur de la rédaction de BFM TV, avec copie à M. Ronald Guintrange, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 12 mars 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Le CDJM a cependant consulté le communiqué de BFM TV publié sur son site le 28 novembre 2023.
Analyse du CDJM
➔ La séquence de l’émission « 120 minutes » mise en cause intervient à 6 min 9 s du début de la vidéo disponible en ligne. Le journaliste qui mène l’interview de M. Yonathan Arfi, M. Ronald Guintrange, déclare :
« Je voudrais vous soumettre et avoir votre réaction sur les propos tenus par un ancien Premier ministre français, en l’occurrence Dominique de Villepin. Il était chez nos confrères de “Quotidien”, c’est sur TMC, et voici ce qu’il déclarait. Au départ, il parle des États-Unis, et il dit, il dénonce la domination de la finance juive sur les sociétés occidentales. Cette domination, dit-il, “empêche les gens d’exprimer leur soutien aux Palestiniens victimes d’un effroyable nettoyage ethnique en direct”… Il commente la situation américaine selon lui – c’est son avis – et il dit : “C’est la même chose en France”… Est-ce que, quand on parle d’un… pardon de l’expression, du raccourci… d’un petit Arabe en banlieue en disant qu’il a des propos antisémites, c’est facile… Là, on parle d’un ancien Premier ministre de la France, et on a du mal à comprendre ce qu’il veut vraiment dire. »
Dès le début de cette intervention, la bandeau en bas de l’écran qui affichait « Le président du Crif invité de BFM TV » est remplacé par « “Domination” juive : de Villepin fait polémique ».
Sur le grief d’inexactitude
➔ Dans l’extrait de « Quotidien » du 23 novembre 2023 auquel se réfèrent M. Guintrange et BFMTV, M. Dominique de Villepin est interrogé par M. Yann Barthès après la diffusion d’une séquence « Le petit Q » consacrée aux conséquences pour des artistes américains des prises de position publiques qu’ils prennent, notamment sur la guerre à Gaza.
« Est-ce que les artistes doivent s’engager ?, demande M. Barthès.
– En tous cas, ils ne doivent pas se soumettre à cette dictature de la pensée commune, répond M. de Villepin. Je crois qu’un artiste a vocation à exprimer librement ses positions. Et ce que vous venez de montrer m’a rappelé ce que j’ai vécu moi-même en 2003 aux États-Unis, cette violence de la pensée unique qui s’exprimait depuis le New York Times jusqu’au…
– Y’avait pas les réseaux sociaux…
– Y’avait pas les réseaux sociaux, mais croyez-moi la violence, elle, était là. La deuxième chose, c’est à quel point ce conflit israélo-palestinien divise, ça divise les familles, ça divise les partis politiques, ça divise les générations, et ça divise le monde. La géographie du monde est profondément affectée par ce conflit.
La troisième chose, c’est qu’on voit en filigrane dans ce reportage à quel point la domination financière sur les médias et sur le monde de l’art, de la musique, pèse lourd. Parce qu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent, parce que tout simplement les contrats s’arrêtent immédiatement. Donc on voit bien que la règle financière qui est imposée aujourd’hui aux États-Unis dans la vie culturelle, elle pèse lourd. Malheureusement, nous le voyons aussi en France.
Et tout ça, c’est profondément regrettable sur le plan de la liberté, sur le plan de la capacité, justement, à façonner un esprit public. Alors il faut le faire évidemment avec le souci de la modération, avec le souci de penser à l’autre. Et je regrette que l’hystérie que créent les réseaux sociaux, justement, ne permette jamais ce qui est finalement l’essentiel sur un enjeu comme celui-là : à chacun de se déterminer en conscience.
Vous savez, la conscience, c’est un fil à plomb extrêmement fragile, où chacun pèse le pour, le contre et se détermine à partir de là. Tout le monde au contraire a intérêt à jouer l’hystérie, l’excès, la passion, tout simplement parce que ça nourrit les médias, ça nourrit la scène. Et le prix est extrêmement dur à payer pour les quelques artistes qui eux, de bonne foi – je pense notamment à Bella Hadid – expriment un engagement qui est celui de leur famille, de leur vie, de leur histoire, et qui sont obligés de se renier en public. »
➔ Le CDJM note que M. de Villepin dit « on voit en filigrane dans ce reportage à quel point la domination financière sur les médias et sur le monde de l’art, de la musique, pèse lourd », alors que le journaliste de BFMTV affirme qu’il « dénonce la domination de la finance juive sur les sociétés occidentales ». Le mot « juive » ajouté travestit le propos de l’ancien Premier ministre et peut amener à le comprendre comme une prise de position potentiellement à connotation antisémite. Le CDJM constate que la citation des propos de M. de Villepin par le journaliste de BFMTV est inexacte.
Sur le grief d’altération d’un document
➔ BFM TV présente à l’image les propos de M. de Villepin en deux diapos. On lit sur la première : « On voit dans votre reportage à quel point la domination financière sur les médias et sur le monde de l’art et de la musique pèse lourd » ; puis sur la seconde : « … parce qu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent tout simplement parce que les contrats s’arrêtent immédiatement ».
Le CDJM considère que cette citation, si elle reprend mot à mot des phrases prononcées par M. de Villepin, est difficilement compréhensible telle qu’elle est présentée. Le public ne sait pas à quel « reportage » a fait allusion M. de Villepin, ni pourquoi l’ancien Premier ministre parle de finances et du monde de l’art.
Le bandeau en bas de l’écran affiche – « “Domination” juive : de Villepin fait polémique » – et les premiers mots prononcés par M. Guintrange – « Au départ, il parle des États-Unis, et il dit, il dénonce la domination de la finance juive sur les sociétés occidentales » – donnent au téléspectateur une clef de compréhension de ce qu’il lit à l’écran. L’ajout de l’adjectif « juive » dans le bandeau et dans les propos du présentateur constitue une altération volontaire de la citation.
➔ Le CDJM note également que lorsque le journaliste dit : « Cette domination, dit-il, “empêche les gens d’exprimer leur soutien aux Palestiniens victimes d’un effroyable nettoyage ethnique en direct”… », il attribue à M. de Villepin, par l’incise « dit-il », une phrase que celui-ci n’a pas prononcée : « On empêche les gens d’exprimer leur soutien aux Palestiniens victimes d’un effroyable nettoyage ethnique en direct… ».
Le CDJM considère qu’inventer des propos en les attribuant à un interlocuteur alors qu’il ne les a pas tenus est altérer un document.
Sur le grief de propos ou opinion contribuant à nourrir la haine ou les préjugés
➔ Dans la seconde partie de sa question, M. Ronald Guintrange dit : « Est-ce que quand on parle d’un… pardon de l’expression, du raccourci… d’un petit Arabe en banlieue en disant qu’il a des propos antisémites, c’est facile… Là, on parle d’un ancien Premier ministre de la France, et on a du mal à comprendre ce qu’il veut vraiment dire. »
Le CDJM souligne que l’expression « petit Arabe en banlieue » peut être considérée comme condescendante et raciste. La phrase stigmatise les personnes désignées par cette expression comme susceptibles a priori de tenir des propos antisémites. Elle exprime sans ambiguïté un préjugé. Le grief est fondé.
➔ Le CDJM a consulté le communiqué de BFM TV à propos de cette émission, publié le 28 novembre. On y lit sous le titre : « Émission diffusée le dimanche 26 novembre sur BFM TV » ces indications : « À l’occasion de l’émission “120 minutes” du dimanche 26 novembre 2023, une formulation inexacte et malheureuse a été utilisée concernant des propos de Dominique de Villepin tenus dans la semaine. BFM TV présente ses excuses à ses téléspectateurs. La vigilance de chaque instant est le gage de la confiance entre la chaîne et son public. »
Le CDJM constate que ce texte n’est pas une rectification explicite du manquement de BFM TV. Il ne dit pas en quoi « une formulation [était] inexacte concernant des propos de Dominique de Villepin ». Il intervient plus de 24 heures après l’émission en cause. Il ne présente pas d’excuses à M. de Villepin pour lui avoir attribué des mots qu’il n’a pas employés et des propos qu’il n’a pas tenus. Il n’est accessible que depuis la sous-rubrique « Making of » de la rubrique « BFM TV et vous », et non sur la page du replay de l’émission.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 12 mars 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude, de non-altération d’un document, ainsi que celle invitant les journalistes à ne pas contribuer à nourrir la haine ou les préjugés ont été enfreintes.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.