Avis sur la saisine n° 23-108

Adopté en réunion plénière le 23 janvier 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 27 septembre 2023, le CDJM a été saisi à propos de deux articles publiés sur le site de Oise Hebdo, l’un le 1er septembre, titré « Forêt de Compiègne. Incendie d’un véhicule avec un cadavre dans le coffre », l’autre le 4 septembre sous le titre « Forêt de Compiègne. Le corps retrouvé est celui de Tommy A*****, entrepreneur en Seine-et-Marne ». La requérante, veuve de M. A*****, incrimine également la une de Oise Hebdo du 6 septembre 2023 en version papier, sa version numérique mise en ligne le même jour, et deux publications sur la page Facebook de l’hebdomadaire datées du 4 et du 6 septembre 2023.

Elle formule les griefs de non-respect de la vie privée, non-respect de la protection des mineurs, plagiat et non-citation d’un confrère, inexactitude, non-respect de la dignité. Elle reproche à Oise Hebdo d’avoir révélé l’identité et des éléments relevant de la vie privée de son époux décédé, ce qui exposerait ses enfants mineurs à des moqueries. Elle fait grief de la publication de photos de son mari sans son autorisation, ainsi que des photos de la scène du crime, ce qui, écrit-elle, « porte gravement atteinte non seulement à [sa] vie privée mais à la dignité due aux morts ». Elle estime que la rédaction de Oise Hebdo commet une inexactitude en écrivant que « la victime a été tuée au moyen d’une arme à feu ». Elle accuse enfin Oise Hebdo d’avoir plagié un article de La République de Seine-et-Marne sur cette affaire.

Recevabilité

La requérante met en cause plusieurs actes journalistiques publiés par un seul média, et tous relatifs au même événement, un décès par mort violente. Le CDJM a considéré que, même si certains griefs visaient spécifiquement l’un ou l’autre des actes journalistiques en cause, ceux-ci pouvaient être considérés comme un ensemble cohérent, objet d’une analyse et d’un avis uniques.

La requérante, en application de l’article 7.4 du règlement intérieur du CDJM, a demandé à ce que son nom n’apparaisse pas dans cet avis « afin de préserver [sa] vie privée ». Compte-tenu de la situation de « stress et d’angoisse », selon ses propres termes, qu’elle traverse depuis la mort violente de mari (« son décès a été un véritable choc pour moi, ainsi que pour nos enfants, âgés de 11 et 14 ans », écrit-elle), le CDJM a accepté sa demande.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes (1918-1938-2011).
  • Il doit « s’obliger à respecter la vie privée des personnes », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 5).
  • Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).
  • Il « cite les confrères dont il utilise le travail, ne commet aucun plagiat », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (1918-1938-2011).
  • Il doit « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

Réponse du média mis en cause

Le 19 octobre 2023, le CDJM a adressé à M. Frédéric Normand, rédacteur en chef de Oise Hebdo, avec copie à M. Guillaume Grasset, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 26 octobre 2023, M. Vincent Gérard, directeur de Oise Hebdo, a répondu au CDJM en indiquant que le journal a « tenté de joindre à plusieurs reprises » Mme A***** et que « les réponses que nous vous apportons aujourd’hui sont en tous points semblables aux réponses que nous aurions données directement ». Il joint à ce courriel les réponses de M. Grasset, le journaliste auteur des articles incriminés, aux griefs formulés (lire ci-dessous).

Analyse du CDJM

➔ Le 30 août 2023, une voiture calcinée avec un corps à l’intérieur est retrouvée en forêt de Compiègne. Oise Hebdo publie le 1er septembre sur son site un article rapportant ce fait, qui précise de source judiciaire que des « investigations se poursuivent ». Il est illustré d’une brève vidéo et de sept photos de l’endroit où a été retrouvé le véhicule et de ses accès, et d’une capture d’écran du site Google Maps indiquant les coordonnées géographiques de ce lieu.

Le 4 septembre, Oise Hebdo met en ligne un second article. Il indique le nom de la victime, révèle les premières constatations et soupçons des enquêteurs. Il est illustré d’une photo de l’endroit où la voiture a été incendiée, au sol calciné, un ruban de signalisation marqué « police » en interdisant l’accès au premier plan. Cette image est reprise sur la page Facebook de Oise Hebdo le même jour pour illustrer un renvoi vers cet article.

Elle est également utilisée en illustration de la une de l’hebdomadaire Oise Hebdo en kiosque le mercredi 6 septembre, dont le titre est « Forêt de Compiègne, Tommy A*****, entrepreneur de 43 ans, assassiné et retrouvé dans une voiture calcinée ». Une photo petit format de « Tommy A***** » est intégrée dans ce titre. Cette une est reproduite en ligne sur le site du titre.

Sur les différents griefs de non-respect de la vie privée et non-respect de la dignité

➔ La requérante affirme que l’article de Oise Hebdo mis en ligne le 4 septembre « est le seul article qui révèle l’identité de Tommy A****** comme étant victime d’un assassinat » et ajoute qu’« avant la publication de l’article, Tommy A****** n’avait jamais été identifié comme étant la victime ayant perdu la vie dans la forêt de Compiègne ». Dans sa réponse au CDJM, le journaliste M. Guillaume Grasset écrit : « Vous m’apprenez que nous sommes les seuls à avoir révélé l’identité de Tommy A*****. Nous publions effectivement les identités des personnes auteurs ou victimes majeures concernées par un fait divers qui se passe sur notre secteur. »

Le CDJM a constaté que les deux autres médias écrits qui ont évoqué ce fait divers n’identifient pas le défunt. Le 3 septembre, Le Parisien note que « le cadavre découvert à l’arrière du véhicule utilitaire incendié mercredi 30 août en forêt de Compiègne (Oise) a désormais un nom. L’homme s’appelle Tommy A. », tandis que le 4 septembre, La République de Seine-et-Marne évoque « la découverte du corps de Tommy, un entrepreneur du bâtiment ».

La publication du nom d’une victime de faits divers, décédée sur la voie publique, relève de la ligne éditoriale et du choix du média. Le CDJM observe qu’aucune règle déontologique ne l’interdit, mais que les pratiques évoluent sur ce sujet : de plus en plus de médias considèrent que le nom de famille n’est pas un élément informatif essentiel quand la victime n’est pas une personnalité publique locale ou un notable. Dans le cas présent, l’empreinte numérique de la victime est quasi nulle : ce n’est donc pas une personnalité publique. Mais la divulgation du nom de la victime, même si elle se démarque de certaines bonnes pratiques, ne peut être, déontologiquement, reprochée à Oise Hebdo.

➔ La requérante compte que l’article du 4 septembre « mentionne huit fois le prénom et nom de Tommy A***** » et « donne de nombreux détails sur la vie privée de Tommy A***** en détaillant ses différentes sociétés, ce qui est pourtant étranger à l’affaire ». Elle considère que « ceci est une atteinte grave à ma vie privée, ainsi qu’à la vie privée de mes enfants mineurs ».

Pour le journaliste, « que le prénom et le nom soient mentionnés huit fois ne me semble pas une faute. Ni de le mentionner une fois. Cet homme a tout de même été retrouvé dans des circonstances particulières appelant un intérêt légitime du public à en connaître les raisons et les conditions. Le détail de ses différentes sociétés est une information publique. Leur exposition se justifie par ce crime qui s’est déroulé sur le domaine public ».

Le CDJM note que les informations publiées par Oise Hebdo le 4 septembre sont davantage des indications d’état civil (nom, commune de résidence, profession) que des éléments de sa vie privée. Avec le nom de ses sociétés, ce sont des informations en lien avec l’affaire, puisque les premiers éléments de l’enquête parlent d’un contentieux professionnel lié à la vente d’une entreprise. C’est une information d’intérêt public. Le grief n’est pas fondé.

➔ Mme A***** reproche à Oise Hebdo d’avoir, dans le premier article visé, celui du 1er septembre, « publié la géolocalisation exacte de l’endroit où le corps de [son] mari a été retrouvé » et « des photographies de la scène de crime qui montrent des traces d’incendie ». Elle affirme que cette publication « porte gravement atteinte non seulement à [sa] vie privée mais à la dignité due aux morts ».

De son côté, M. Grasset écrit au CDJM que « c’est un événement qui s’est passé sur la voie publique (ou plus exactement dans une forêt domaniale, à quelques mètres d’un chemin public). Il est de l’intérêt légitime du lecteur de savoir où l’événement s’est passé et pourquoi, à cet endroit, il y a des traces de feu. Et accessoirement, pourquoi il reste de la rubalise, ce ruban de signalisation qu’utilise la police. .

On peut comprendre l’émotion de Mme A***** au vu des images de l’endroit où a été retrouvé le corps de son mari. Mais le CDJM considère que la localisation et des photos du lieu du drame ont un caractère informatif et que cela ne porte atteinte ni à la vie privée, ni à la dignité du mort ou de sa famille. Il souligne que, si on peut craindre que la publication d’une carte avec indications des coordonnées géographiques chiffrées du lieu d’un crime risque de susciter des démarches voyeuristes de certains lecteurs, il s’agit d’un choix rédactionnel qui relève de la liberté éditoriale et pas de la déontologie du journalisme.

➔ La requérante estime également que la publication par Oise Hebdo d’une « photographie de [son] mari en une le 6 septembre 2023, disponible à la vente en kiosque et en ligne » est une atteinte à sa vie privée et à sa dignité. Elle interroge l’origine de cette image : « Tommy A***** n’avait pas de réseaux sociaux. Comment Oise Hebdo a récupéré cette photographie ? Est-elle issue du dossier d’enquête ? » Le journaliste de Oise Hebdo, dans sa réponse au CDJM, estime « logique » puisque il publie « le nom et le prénom », de publier également « la photo de cet homme majeur décédé dans des circonstances tragiques ». Selon lui, « cette photo, disponible sur les réseaux sociaux, montre que la victime occupait une position éminente dans sa région et sa profession ». Il ajoute que pour trouver cette photo, « il suffit simplement d’écrire Tommy A***** dans la barre [de recherche] Google et cette photo apparaît ».

Le CDJM estime qu’il n’y a pas de « logique » à publier la photo d’une victime même si on donne son nom et son prénom. Les deux éléments sont dissociés : le nom est une donnée factuelle, la photo est un élément privé. En outre, la notoriété de la victime invoquée pour justifier la publication de la photo n’est pas établie. L’affirmation selon laquelle la victime occupait « une position éminente dans sa région et sa profession » qui justifierait cette publication n’est corroborée par aucun élément. Son empreinte numérique ne révèle aucun engagement local, ni aucun engagement professionnel au niveau de sa branche d’activité. On ne retrouve son nom que dans des bases de données d’entreprises.

Le journaliste de Oise Hebdo ne précise pas, dans sa réponse, sur quel site a été trouvée la photo utilisée en une. Le CDJM a constaté le 16 décembre 2023 qu’aucune photo de Tommy A*****” n’apparaît (ou n’apparaît plus ?) lorsqu’on lance une recherche sur Google. Il note que le droit à l’image disparaît avec le décès, et que donc le choix rédactionnel de publier cette photo ne porte pas atteinte à la vie privée du défunt. Il considère que cette photo, qui est un simple portrait de petit format, ne constitue pas une atteinte à la mémoire du mort ou au respect qui lui est dû, même si rien n’imposait cette publication.

En outre, le CDJM constate que Mme A***** ne donne aucun élément circonstancié qui permet d’alléguer une atteinte à sa vie privée ou à celle de ses enfants liée à la publication de cette image.

Sur le grief de plagiat d’un article de La République de Seine-et-Marne

La requérante Mme A***** estime que l’article d’Oise Hebdo mis en ligne le 4 novembre 2023 est « un plagiat grossier de l’article de La République de Seine-et-Marne [mis en ligne sur le site de ce journal le 4 septembre à 11 h 43], les deux articles ayant une structure parfaitement similaire », celui d’Oise Hebdo n’étant pour elle qu’« une grossière reformulation d’un article de La République de Seine et Marne et sans y renvoyer directement ».

Le journaliste M. Grasset répond qu’il « ne considère pas qu’il y ait plagiat dans la mesure où [il] cite à deux reprises La République de Seine-et-Marne, notamment parce que ce journal a recueilli les déclarations du procureur de la République sur cette affaire ».

Il cite effectivement son confrère pour reprendre ce que lui a déclaré le procureur de Melun, puis pour évoquer l’hypothèse d’une mésentente « entre la victime et la famille [d’un] suspect au sujet de la vente d’une société ». L’ajout d’un lien hypertexte vers l’article de La République de Seine-et-Marne n’est pas une obligation, même si c’est une pratique courante et confraternelle. Ce ne peut être considéré comme une faute déontologique comme l’affirme la requérante.

Sur le grief de non respect de l’exactitude et de la véracité

Mme A***** affirme qu’écrire que son mari a été tué par arme à feu est contraire à l’exactitude et à la véracité car « Oise Hebdo n’utilise pas le conditionnel pour la phrase “d’après le journal La République de Seine-et-Marne, qui cite le procureur de Melun, la victime a été tuée au moyen d’une arme à feu, le soir du mardi 29 août” ». Elle ajoute que « cela n’est en rien certain puisque c’est à l’instruction de révéler la cause de la mort » et que « Oise Hebdo aurait ainsi dû vérifier ces informations notamment auprès [d’elle] ».

Le journaliste de Oise Hebdo répond à ce grief qu’il « [ne fait] que rapporter les propos du procureur. Bien sûr que c’est à l’instruction de travailler, désormais ». La requérante reproche au journal « de n’avoir opéré aucune vérification […]. Oise Hebdo aurait dû vérifier ces informations notamment auprès de moi ». Le journaliste indique avoir « envoyé un mail au parquet de Melun », qui n’a « pas eu de réponse ». Le CDJM estime que citer des propos publiés par un autre média, qui sont en eux-mêmes un fait, en indiquant précisément qui est cité et où la citation est reprise, n’oblige pas à une vérification systématique. On ne peut parler d’inexactitude.

Concernant la prise de contact avec Mme A*****, le journaliste affirme avoir « évidemment cherché à joindre par plusieurs moyens madame A***** » et indiqué à un proche qu’il a « eu au téléphone que, s’il le souhaitait, ainsi que sa famille (dont madame A*****), nos colonnes leur étaient ouvertes ». Le CDJM ne peut trancher entre ces deux versions.

Sur le grief de non respect de la protection des mineurs

Mme A***** reproche à Oise Hebdo d’avoir publié des informations sur la mort de son mari, qui ont été vues par ses enfants. Elle estime que le journal n’a pas été « prudent dans l’utilisation des propos et documents publiées sur les réseaux sociaux » comme le préconise l’article 3 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes. Ce texte, qui figure dans l’article de la Charte consacré au traitement des informations recueillies, alerte les journalistes sur l’utilisation d’éléments trouvés sur les réseaux sociaux, pas sur leur utilisation comme support de diffusion.

En fait, la requérante reproche au journal ses publications sur Facebook au motif qu’elles étaient visibles par ses enfants. Elle qualifie cette publication d’atteinte à la protection des mineurs. Si on peut déplorer avec Mme A***** que ses enfants aient été exposés sur les réseaux sociaux à des informations concernant la mort violente de leur père, cela ne constitue pas une atteinte à la protection des mineurs. L’obligation éthique – et juridique – faite à un média est qu’aucun élément ne permette d’identifier les mineurs victimes ou délinquants. En l’espèce, aucune information n’est donnée sur les enfants de la victime.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 13 février 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques de respect de la vie privée, respect de la dignité, de respect de la protection des mineurs, de citation des confrères dont on utilise le travail et d’exactitude, n’ont pas été enfreintes par Oise Hebdo.

La saisine est déclarée non fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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