Avis sur la saisine n° 23-016

Adopté en réunion plénière du 9 mai 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 14 février 2023, M. Max Nisol, au nom de l’association belge Genres Pluriels ASBL, a saisi le CDJM à propos du contenu du documentaire vidéo mis en ligne par le site Omerta le 6 décembre 2022 dans l’article « Trans : la confusion des genres ».

M. Nisol saisit le CDJM pour inexactitude, méthodes déloyales et atteinte à la dignité. Selon lui, le documentaire porte atteinte à la dignité des personnes trans en énonçant « un certain nombre de stéréotypes et de généralisations sans aucun fondement factuel ». Il ne respecte pas l’obligation déontologique d’exactitude en affirmant qu’« une petite minorité des trans, mais qu’il est important de souligner, sont des pédophiles et des prédateurs sexuels qui utilisent le tabou absolu autour de la transidentité pour se mélanger aux femmes et aux enfants dans leur espace réservé ».

M. Nisol affirme également que l’auteure de ce film, Mme Amélie Menu, « a usé de méthodes journalistiques déloyales pour son documentaire ». Il indique que « plusieurs personnes/membres de l’association ont ainsi été interviewées par cette personne en usant de faux prétextes pour ce faire ». Genres pluriels en a fait état dans un communiqué de presse en date du 8 décembre 2022. Il considère que « de telles méthodes portent […] atteinte à la dignité humaine et au respect des personnes en situation fragile ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (Syndicat national des journalistes, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
  • Il « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données » et « fera toujours état de sa qualité de journaliste et s’interdira de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 4).
  • Il se fait obligation de « ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).
  • Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).

Réponse du média mis en cause

Le 6 mars 2023, le CDJM a adressé à M. Régis Le Sommier, directeur de la rédaction d’Omerta, avec en copie Mme Amélie Menu, auteure du documentaire, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 9 mai 2023, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ En préalable, le CDJM observe que l’objet de la saisine est présenté par le site Omerta comme un « documentaire », une « enquête ». Il est diffusé sur une plateforme payante qui se revendique comme un « média d’enquête et de documentaires 100 % digital ». Son auteure, Mme Amélie Menu, se présente comme journaliste. Enfin, le thème de la transidentité est un sujet d’actualité. Le CDJM considère donc que ce film peut être considéré comme un acte journalistique.

➔ Durant cinquante-deux minutes, sur un registre très personnel et militant, souvent face caméra ou montrant des vidéos ou des photos d’elle-même plus jeune, Mme Menu part de son expérience d’adolescente « ayant cru être transgenre » pour dénoncer ce qu’elle appelle l’« idéologie du transgenrisme ». Celle-ci s’appuierait sur la « croyance [que] le genre serait construit socialement, alors que pour l’immense majorité des gens sur cette terre, il est de bon sens de savoir qu’il y a un lien étroit entre le sexe biologique et l’expression de genre dans la société » (à 13 mn 32 s).

Selon Mme Menu, cette idéologie pousserait au changement d’identité de genre en toute inconscience. À « vouloir faire de l’exception [la transidentité] la règle [de la société] », cette pensée ferait « la glorification de la transition médicale ». La journaliste pourfend également la « croyance » de « l’autodétermination » et « du consentement éclairé ». Le film montre plusieurs témoignages de personnes trans ou de médecins ayant accompagné une transition. Il se termine par celui d’une mère dont la fille a eu recours à la chirurgie. Seuls les noms des médecins sont mentionnés. Les noms des autres intervenants ne sont pas cités.

➔ Le CDJM observe tout d’abord que Mme Menu ne produit dans son film que très peu de données scientifiques sourcées ou vérifiables. Il considère que, loin d’inscrire les témoignages dans un contexte et de les mettre en perspective, l’auteure les utilise pour servir son propos. Elle évoque des risques pour la santé : schizophrénie, autisme – qui serait une « masculinisation du cerveau » [sic]sans jamais les étayer avec une source médicale. Elle conclut : « On transforme des gens en bonne santé en malades à vie. »

Le CDJM note ensuite que l’auteure use de la répétition, au moins une vingtaine de fois, de la locution « il semble » pour exprimer des affirmations. Cela accentue une certaine confusion pour celui qui visionne le sujet, qui est en droit de se demander si on lui présente des informations ou les impressions personnelles de l’auteure.

Le film montre aussi de multiples visages, y compris d’enfants, qui ne sont ni sourcés ni contextualisés. Il fait état de témoignages imprécis, en laissant par exemple une mère d’enfant transgenre rapporter des propos tenus par le personnel médical évoquant des « quotas de patients » dans des services hospitaliers, sans investiguer cette formule (à 34 mn). Il évoque des chiffres « énormes de personnes qui s’estiment transgenres » (à 21 mn), alors que la plupart des études scientifiques consultées par le CDJM indiquent des fourchettes de 0,2 % à 3 %, notamment les docteurs Hervé Picard et Simon Jutant dans le « Rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans » remis au ministère des Affaires sociales et de la Santé en janvier 2022.

Le CDJM constate, par ailleurs, que deux diagrammes présentés à l’écran ne sont pas sourcés. Le premier (à 15 mn 39 s), est titré « Demande de changement de la mention du sexe autorisée par le directeur de l’état-civil ». Il illustre, selon le commentaire de l’auteure, une « augmentation exponentielle des demandes de changement de sexe ». Il est sourcé « Ministère du travail, de l’emploi et de la solidarité sociale ». Or cette dénomination est celle d’un département ministériel québecois. Cela n’est pas dit, laissant entendre que les chiffres qui apparaissent à l’écran concernent la France.

Le second tableau est intitulé « Estimation des populations Trans en France par tranche d’âge (2021) » (à 23 mn 17 s). Il est sourcé par la mention « Insee 2022 ». Il s’agit en fait, manifestement, de la reprise d’un tableau qu’une militante pour la santé trans a réalisé sur son blog en transposant les proportions résultant de statistiques officielles du Canada sur les données de recensement Insee – voir le billet de Mme Claire Vandendriessche titré « Combien de jeunes trans en transition médicale en France ? » publié sur la plateforme participative de Médiapart le 20 juin 2022. L’Insee est étranger à ces calculs, et présenter ce tableau sous ses couleurs est inexact.

Le film montre également des photos choquantes présentées comme des résultats d’opérations de transitions sexuelles, sans indiquer non plus leur origine et leurs auteurs (à 32 mn). Et des images ou des vidéos de personnes présentées comme transgenre visiblement captées sur les réseaux sociaux, sans légende ni source ou identification.

➔ Le CDJM constate aussi que Mme Menu mentionne des exceptions comme s’il s’agissait de la norme. Elle évoque « des pédophiles et des prédateurs sexuels qui utilisent le tabou absolu autour de la transidentité pour se mélanger aux femmes et aux enfants dans leurs espaces réservés ». Certes, elle tempère son affirmation (en ajoutant : « Bien évidemment que tous les trans ne sont pas… euh… des pédophiles ou des prédateurs sexuels, mais le problème n’en demeure pas moins brûlant. ») mais son expression finale (« problème brûlant ») laisse entendre que cela est un phénomène important. Aussi, en évoquant une « petite minorité » de « pédophiles et de prédateurs sexuels qui utilisent le tabou absolu autour de la transidentité pour se mélanger aux femmes et aux enfants dans leurs espaces réservés » sans l’étayer par des données, elle atteint à la dignité des personnes concernées par le sujet. Cette atteinte naît aussi du choix fait part Mme Menu de n’évoquer les personnes trans que pour remettre en cause leur expérience, leurs choix ou leur rationalité.

➔ Le CDJM a enfin recueilli le témoignage du requérant, M. Max Nisol, qui lui a rapporté que « la journaliste est venue à notre permanence de Bruxelles d’octobre 2022 afin d’y interroger [les] membres [de son association] sans faire état de sa profession ou de l’objectif de ces discussions ». Elle s’est présentée dans ces locaux comme « étudiante en journalisme », selon le témoignage au site Arrêt sur images du docteur Maxence Ouafik, publié dans l’article de Mme Pauline Bock titré « Fausse journaliste : le “piège” du film Omerta sur les trans » et paru le 16 novembre 2022. Ce dernier apparaît dans le film interrogé dans son cabinet de Liège. Il n’a découvert son identité exacte et l’objet du documentaire qu’en visionnant la bande annonce du film sur Twitter, comme indiqué dans plusieurs enquêtes de presse.

Les chartes éthiques du journalisme, auxquelles se réfèrent le CDJM sont claires : il faut « [faire] toujours état de sa qualité de journaliste », à la seule exception de sa propre sécurité ou « si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible pour lui/elle en pareil cas ». Le CDJM considère que Mme Menu ne se trouvait pas dans un de ces cas. Le recours à un pseudonyme qui n’est pas le nom de plume habituel de l’auteure comme la dissimulation de l’objet exact de sa démarche relèvent de pratiques déloyales.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 mai 2023 en séance plénière, estime que le site Omerta n’a pas respecté les obligations déontologiques d’exactitude et de respect de la véracité des faits, ainsi que celles imposant aux journalistes de pas user de méthodes déloyales et de respecter la dignité des personnes.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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