Adopté en réunion plénière du 14 mars 2023 (version PDF)
Description de la saisine
Le 11 janvier 2023, M. Jean-François Gazin a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 3 décembre 2022 sur le site du quotidien Le Monde et titré « Les énergies renouvelables en France, des retards, des espoirs et un pactole ». M. Gazin formule le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits. Il estime que la phrase qui clôt un paragraphe sur les projets d’éoliennes et de centrales photovoltaïques bloqués administrativement – « dix gigawatts au total, soit l’équivalent de dix réacteurs nucléaires » – est « une comparaison dénuée du moindre sens ». Il écrit que « ces deux modes de production ne sont pas assimilables et même comparables, l’un étant pilotable en fonction de la demande (nucléaire), l’autre ne l’étant pas ».
Se référant alors au « document officiel de RTE : “Futurs énergétiques 2050” qui décline la SNBC (Stratégie nationale bas carbone) », cité dans l’article du Monde, il affirme qu’on ne peut pas inscrire une équivalence entre 10 gigawatts (GW) produits par les énergies renouvelables (5 GW pour l’éolien et 5 GW pour le photovoltaïque) et 10 GW produits par le nucléaire, à cause de facteurs de charge différents, précisant que le facteur de charge est le ratio entre la puissance moyenne produite sur une période donnée et la puissance installée.
Il calcule que « 5 GW d’éolien terrestre produiront 10 térawatts-heure (TWh) par an – 5 GW de photovoltaïque solaire produiront 6 TWh par an. Soit une énergie totale de 16 TWh par an non raccordables en l’état sur le réseau, alors que la même puissance installée (10 GW) en nucléaire produira une énergie de 70 TWh par an, directement raccordés au réseau ».
En conclusion d’une analyse détaillée qu’il joint à sa saisine, il conclut que « 5 GW de puissance installée en éolien terrestre plus 5 GW de puissance installée en solaire n’ont donc rien à voir avec la même puissance totale installée en nucléaire ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3)
- Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon l’article 2 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
Réponse du média mis en cause
Le 20 janvier 2023, le CDJM a adressé à Mme Caroline Monnot, directrice de la rédaction du Monde, avec copie à M. Luc Bronner, journaliste et à M. Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs du Monde un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 25 janvier 2023, M. Bronner a répondu au CDJM. Il écrit que la phrase en cause (« dix gigawatts au total, soit l’équivalent de dix réacteurs nucléaires ») a vocation à « donner un ordre de grandeur » :
« En matière d’énergie, il existe plusieurs unités de mesure différentes, qui présentent toutes des avantages et des inconvénients méthodologiques. Comme il s’agit d’évoquer des projets de renouvelables restés dans les cartons, donc qui ne produisent pas, la puissance en gigawatts constituait un indicateur pertinent. J’ajoute que c’est la mesure la plus souvent utilisée lorsque sont évoqués des projets en développement, quels qu’ils soient.
« Ce lecteur privilégie les mégawatts-heure ou les térawatts-heure, mais cela aurait posé problème dans la mesure où nous aurions donné une production d’énergie pour des projets qui… n’existent pas. Cela n’aurait pas eu de sens, non plus, de comparer des gigawatts et des gigawatts-heure.
« Ce lecteur reprend l’argument du nucléaire “pilotable” à la différence des éoliennes et du solaire. C’est évidemment sa liberté, tout comme celle du lobby nucléaire, d’insister sur ce point. Mais l’actualité montre une situation plus compliquée que les chiffres qu’il met en avant sur les facteurs de charge : en 2022, EDF n’a produit “que” 279 térawatts-heure d’électricité grâce au nucléaire. Or, si je prolonge son raisonnement, avec 61 gigawatts de puissance installée, nous aurions dû compter 429 térawatts-heure… ».
Analyse du CDJM
➔ L’article en cause est consacré au regain d’intérêt pour l’énergie éolienne observé en 2022, alors que ces dernières années, son développement aurait été ralenti par les hésitations des politiques et de l’administration. Le grief du requérant porte sur une seule phrase de cet article de 25 000 signes et plus de 3 900 mots : « Dix gigawatts au total, soit l’équivalent de dix réacteurs nucléaires. »
Il importe de replacer cette phrase dans son contexte. Elle vient en fin d’un paragraphe qui sert de liaison entre deux des parties de l’article. La première rapporte le sentiment des promoteurs de l’éolien qui ont enregistré des signes nombreux d’intérêt pour cette technologie en 2022. La deuxième va détailler les difficultés qu’ils avaient rencontrées jusqu’alors. Ce paragraphe de liaison est le suivant : « Cette ligne flottante de l’exécutif se retrouve logiquement au niveau local, au moment de l’instruction des épais dossiers déposés par les développeurs. “Les préfets sont coincés entre l’exécutif et les élus régionaux, donc ils ont levé le crayon pour les signatures”, constate Matthias Vandenbulcke, directeur de la stratégie de France énergie éolienne, un autre lobby. “Ils ne sont pas fous, ils sont comme vous et moi, ils savent que l’opinion est très fracturée sur le sujet, donc ils sont prudents. On estime qu’il y a aujourd’hui cinq gigawatts de projets d’éoliennes bloqués à l’état d’instruction dans les préfectures” ». Les entrepreneurs du solaire évoquent la même puissance bloquée pour le photovoltaïque. Dix gigawatts au total, soit l’équivalent de dix réacteurs nucléaires. »
➔ Le requérant estime que la phrase qui termine ce paragraphe est inexacte, car elle introduit une comparaison entre des centrales qui n’ont pas les mêmes contraintes de production, la production électrique des centrales éoliennes et photovoltaïques étant « non pilotable et intermittente », celle du nucléaire ne dépendant pas de facteurs extérieurs. Il ajoute que l’article « passe sous silence le fait que la production d’une éolienne comme d’une centrale solaire ne peut pas être raccordée en l’état au réseau », lequel serait, écrit-il, « à reconstruire » pour être adapté aux spécificités de la production d’énergies renouvelables.
➔ Les spécialistes distinguent, à propos de centrales énergétiques, la puissance nominale d’une centrale ou puissance installée, exprimée en gigawatts (GW), et la quantité d’énergie produite obtenue en multipliant cette puissance nominale par la durée de fonctionnement, exprimée en gigawatts-heure (GWh) ou térawatts-heure (TWh). Cette dernière varie selon les sources d’énergie : ensoleillement, vents, pannes, arrêt pour entretien… La puissance nominale des réacteurs nucléaires allant, selon le ministère de la Transition énergétique, de 0,9 GW à 1,4 GW (et 1,6 GW pour les futurs EPR), il est courant de considérer que la puissance nominale moyenne est de plus ou moins 1 GW par réacteur.
➔ Le CDJM observe que le requérant place clairement sa comparaison au niveau de quantités d’énergie produites par des centrales en fonctionnement, mesurées en gigawatts-heure ou térawatts-heure, et démontre que ces quantités ne sont pas les mêmes pour une puissance nominale identique.
Le CDJM considère que la phrase mise en cause dans l’article du Monde ne renvoie qu’à des puissances nominales et que l’article ne dit pas que les différents modes de production d’énergie produisent en exploitation une même quantité d’énergie. Il constate que l’expression utilisée, « l’équivalent de dix réacteurs », ne place pas un signe égal entre les énergies renouvelables et le nucléaire, le terme « équivalent » signifiant dans le langage courant « comparable », « semblable » et pas forcément stricte égalité. Il n’y a pas de confusion entre puissance installée et énergie produite. Indiquer une « équivalence » entre les puissances non installées en éolien et en photovoltaïque et la puissance nominale des réacteurs nucléaires n’est pas une inexactitude. Il est cependant regrettable que l’article n’ait pas précisé que la nécessaire distinction entre puissance installée et énergie produite pour éviter toute mécompréhension des lecteurs.
Conclusion
Le CDJM réuni le 14 mars 2023 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été enfreinte.
La saisine est déclarée non fondée.
Cette décision a été prise par consensus.