Avis sur la saisine n° 21-135 et similaires

Adopté en réunion plénière du 16 novembre 2021 (version PDF)

Description des saisines

Entre le 9 et le 12 juillet 2021, le CDJM a été saisi à cinq reprises par Mmes Léa Chow et Laetitia Chhiv et par MM. Huanyu Ren, Oscar Chen et Li Rong-Hai au sujet d’un article intitulé « Les Chinois nous volent notre liberté », mis en ligne le 30 juin 2021 par Mon Quotidien.

Les griefs formulés sont le non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits, le non-respect de la dignité humaine, la stigmatisation d’une communauté, la diffusion de préjugés.

Le premier requérant, M. Hyanuy Ren, estime que « sous le couvert d’une bande dessinée, cette une pourrait susciter la haine contre les enfants chinois ou ceux d’origine chinoise dans les établissements scolaires, leur faire subir des propos discriminants et des violences, les exclure des groupes, les isoler ». Cet argument est repris par plusieurs des requérants. M. Oscar Chen met en cause le titre (« Les Chinois nous volent notre liberté ») et le dessin qui figure en dessous (où on lit : « Je n’ai pas envie d’être chinois et de faire comme eux : torturer des gens, emprisonner et les faire travailler de force… ») pour dénoncer une « stigmatisation extrêmement grossière d’une communauté entière, mélange très dangereux d’un fait politique concernant un gouvernement et un peuple entier ».

Une autre requérante, Mme Léa Chow argumente ainsi : « Le problème de cet article n’est pas sur le fond, mais sur la forme. Le journal vise des enfants, ce qui explique que tout sujet traité doit être écrit avec soin pour éviter tout malentendu […] Il est donc très important de comprendre qu’une première page décrivant les Chinois comme des gens qui “torturent des gens et les obligent à travailler de force” sans contexte n’est naturellement pas une très bonne idée. L’enfant ne lira pas forcément l’article, mais la première page, si. »

Le quatrième requérant, M. Rong-Hai Li, dénonce « la stigmatisation d’une communauté entière (“Je n’ai pas envie d’être chinois et de faire comme eux : torturer les gens…”), au prétexte d’informations très controversées à propos des actions du gouvernement chinois dans le Xinjiang. C’est un sujet extrêmement sensible dont la clarté des faits est très difficile à obtenir. Le journal, en mettant dans le même panier tous les Chinois, ne fait que dégrader l’image des personnes asiatiques en France, qui n’ont pourtant rien demandé. Je ne serais pas surpris de voir des gamins asiatiques se faire traiter de tortionnaires dans la cour de récré suite à ce genre d’article ».

Enfin, Mme Laetitia Chhiv saisit le CDJM au nom de l’Association des jeunes Chinois de France dont elle est présidente. Elle estime qu’un amalgame est fait entre « Chinois » et « Han », et entre « Chinois » et « gouvernement chinois ». Elle écrit qu’en « publiant à la une une phrase telle que “Je n’ai pas envie d’être chinois et de faire comme eux : torturer des gens, les emprisonner et les faire travailler de force…”, c’est une population dans son intégralité qui est ciblée, sans distinction. Ce type d’amalgames est dangereux, du fait que cela suscitera, chez les jeunes lecteurs de ce journal, de l’inimitié à l’égard d’une population donnée ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « respecte la dignité des personnes et l’équité et tient l’intention de nuire comme une grave faute professionnelle », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « veillera à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « respectera la dignité des personnes citées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
  • Il « veillera à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés et fera son possible pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).

Réponse du média mis en cause

Le 19 juillet 2021, le CDJM a adressé à M. François Dufour, rédacteur en chef et cofondateur de PlayBac Presse, société éditrice de Mon Quotidien et M. Olivier Gasselin, rédacteur en chef adjoint de Mon Quotidien, un courrier les informant de ces saisines et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM dans un délai de quinze jours. Par courriel daté du 19 août 2021, M. Gasselin a répondu :

  • que « ce sujet a été choisi par les lecteurs de Mon Quotidien, chaque semaine nous leur proposons 10 sujets, et le sujet sur le sort des Ouïghours était l’un des 3 sujets plébiscités par les lecteurs », et que « la question des Ouïghours, longtemps tue, est aujourd’hui une question au cœur de l’actualité internationale ».
  • que son journal a « rédigé plusieurs articles lorsque la communauté chinoise a été prise à partie en France il y a quelques années » et qu’on ne peut « dès lors [le] taxer de “racisme” envers la communauté chinoise, ni “d’incitation à la haine”. »
  • que plusieurs éléments « factuels » attestent de la situation des Ouïghours en Chine. M. Gasselin évoque « plusieurs enquêtes (Human Rights Watch notamment) et de nombreux experts [qui] font état de centaines de milliers de Ouïghours envoyés dans des “camps de rééducation” ». Il mentionne également le journaliste kazakh rencontré par Mon Quotidien, qui « a recueilli durant des années des témoignages de rescapés et les a transmis au comité des Droits de l’homme de l’ONU » et « le secrétaire d’État aux États-Unis [qui] a à nouveau condamné en juin les “actes de génocide commis par le gouvernement chinois contre les Ouïghours” ».
  • que la phrase « Les Chinois nous volent notre liberté » est une citation d’une femme ouïghoure interrogée par la rédaction de Mon Quotidien, autrice du « premier livre d’une rescapée de camps de rééducation chinois qui s’intitule Rescapée du goulag chinois ».
  • que le dessin qui illustre l’article « n’est pas une “caricature”, il “rebondissait” sur les propos de la rescapée ouïghoure disant qu’on obligeait les Ouïghours à “devenir” chinois, on ne dit pas “les Chinois”. C’est juste un dessin et il évite de faire de “l’humour noir”. »
  • qu’il n’y a aucune « volonté de créer un “fossé” entre Français et Chinois » et que les « jeunes lecteurs [de Mon Quotidien] savent évidemment que nous parlons beaucoup de la Chine dans nos pages, de manière positive, en matière d’environnement, ou avec ses records, ses inventions », le journal voulant leur montrer « que le monde dans lequel ils vivent n’est pas “tout rose”, mais qu’il est très complexe et nos articles ont pour but de les faire réfléchir à cette complexité ».

Analyse du CDJM

Le CDJM tient à souligner que son objet n’est pas de se prononcer sur la situation des Ouïghours en Chine – même si, comme la réponse de Mon Quotidien le rappelle, ce qui se déroule au Xinjiang à l’encontre des populations ouïghoures a déjà été qualifié par certaines autorités comme des faits de génocide – mais uniquement sur le respect par le média mis en cause des bonnes pratiques déontologiques du journalisme.

L’article titré « Les Chinois nous volent notre liberté » publié par Mon Quotidien est illustré par un dessin en couleur. Il montre quatre personnages devant un grillage, visiblement enfermés, portant une sorte de bleu de travail, et un cinquième, plus grand, vêtu d’un uniforme kaki et d’une casquette à étoile rouge, qui tient un gourdin à la main. Un des quatre personnages en bleu de travail dit aux trois autres : « Ils ne veulent plus qu’on soit ouïghours, ils veulent qu’on soit chinois comme eux… » Un autre lui répond : « Je n’ai pas envie d’être chinois et de faire comme eux : torturer des gens, les emprisonner et les faire travailler de force… »

Il est expliqué dans le corps de l’article que « le gouvernement envoie beaucoup de Han dans cette région [le Xinjiang]. Il veut chasser les Ouïghours parce qu’ils n’ont pas la même religion que les Chinois ».

Les requérants mettent en cause le titre et le dessin, et donc l’information que ces deux éléments délivrent à un lecteur qui ne lirait par l’intégralité de l’article. Ils invoquent plusieurs griefs : inexactitude, atteinte à la dignité, diffusion de préjugés.

Mon Quotidien explique que le dessin est une illustration des propos de la rescapée ouïghoure qu’il résume par « on obligeait les Ouïghours à “devenir” chinois ». Le CDJM considère que si ce dessin ne porte pas atteinte à la dignité des personnes citées ou représentées, la réponse « c’est juste un dessin » n’est clairement pas suffisante. S’agissant d’une publication à destination de la jeunesse, la vigilance de Mon Quotidien aurait dû être redoublée.

Le CDJM considère que l’utilisation du terme générique « les Chinois » dans le titre assimile toute la population chinoise au gouvernement chinois, et la locution « ils veulent qu’on soit chinois comme eux… » mise dans la bouche d’un des personnages du dessin conforte cette assimilation. Outre que la formule ne correspond pas aux faits (les habitants d’un pays ne sont pas réductibles à la politique menée par le gouvernement de ce pays), cela est susceptible de nourrir les préjugés, notamment chez de jeunes lecteurs.

Le CDJM, qui ne prononce que sur l’acte journalistique dont il est saisi et non sur l’ensemble de la production d’un média (article 1.2 de son règlement intérieur) considère que le fait que Mon Quotidien « parl[e] beaucoup de la Chine dans [ses] pages, de manière positive, en matière d’environnement, ou avec ses records », comme le mentionne son rédacteur en chef adjoint, ne peut compenser ni l’inexactitude du titre de l’article objet de la saisine ni l’effet négatif éventuel du dessin, dans la mesure où un enfant pourrait fort bien ne lire que cette édition-là et non les autres.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 16 novembre 2021 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude n’a pas été respectée dans le titre de l’article, que l’obligation de veiller à ne pas nourrir les préjugés n’a pas été assez prise en compte, mais que celle de respect de la dignité n’a pas été enfreinte par le dessin.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus des membres présents.

close Soutenez le CDJM !