Adopté en réunion plénière du 14 septembre 2021 (version PDF)
Description de la saisine
Le 18 février 2021, M. Grégory Dorcel, agissant au nom de la société 1919 (anciennement Dorcel), en qualité de président, a saisi le CDJM à propos d’un article signé de M. Robin D’Angelo, publié par Mediapart le 23 novembre 2020 et titré « Une enquête pour traite d’êtres humains expose les pratiques de l’industrie porno ».
Le motif de la saisine est le non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits.
M. Dorcel estime que l’auteur de cet article, M. D’Angelo « s’est autorisé à faire un amalgame entre une enquête judiciaire sur des faits délictuels en cours pour “viols” et “proxénétisme aggravé” à l’encontre de certains producteurs de films pornographiques et la société Dorcel sans que jamais cette dernière n’ait été inquiétée, ni poursuivie, ni mise en cause de quelque façon que ce soit ».
Il cite à l’appui de cette accusation le chapô (ce terme de presse désigne le texte introductif qui suit le titre) de l’article en cause, ainsi rédigé : « Deux importants producteurs français, et deux collaborateurs, ont été mis en examen pour “viols”, “proxénétisme aggravé” et “traite d’êtres humains aggravée”. Dans leur ombre, les deux leaders du secteur : Dorcel et Jacquie & Michel. Médiapart révèle le contenu des réquisitions du parquet »
M. Dorcel incrimine également ce paragraphe de l’article : « Mathieu L. est aussi l’un des principaux prestataires français de Dorcel, chez qui il dispose de ses propres labels. Des productions réalisées pour la marque “Pornochic”, sur lesquelles n’apparaît jamais le nom Dorcel, pour des questions d’image. » M. Dorcel affirme au CDJM que la société de Mathieu L « n’est pas un prestataire de Dorcel », qu’elle « n’a jamais reçu de commande de Dorcel. » et que « cette fausse affirmation fait volontairement passer Dorcel d’un simple diffuseur à un rôle de producteur donneur d’ordre et responsable ».
Il affirme également que le journaliste de Mediapart a « tronqué » le communiqué qui lui a été adressé et qui est publié sous l’onglet « Prolonger » de l’article avec comme accroche : « Voici l’intégralité du communiqué de Dorcel. »
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
Réponse du média mis en cause
Le 20 avril 2021, le CDJM a adressé à M. Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, avec copies à M. Stéphane Alliès et Mme Carine Fouteau, rédacteurs en chef, ainsi qu’à MM. Fabrice Arfi et Robin D’Angelo, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Dans un message envoyé au CDJM le 30 avril 2021, Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, indique que son titre « assum[e] totalement l’enquête visée sur la traite des êtres humains dans l’industrie du porno, laquelle enquête sur un sujet d’intérêt général n’a fait l’objet d’aucune contestation épistolaire ou procédure judiciaire de la part de Marc Dorcel ». Il indique ne pas souhaiter répondre aux griefs avancés par le requérant et transmis par le CDJM, « la société des journalistes de Mediapart [ayant] décidé, avec de nombreuses autres rédactions, de ne pas participer aux travaux du CDJM ».
Le CDJM a cependant reçu un courrier de l’auteur de l’article lui-même, qui revient sur les conditions de son travail et apporte une série de précisions, s’appuyant notamment sur des éléments de ses précédentes enquêtes sur le milieu de la pornographie, comme les entretiens réalisés avec des acteurs de ce secteur.
Analyse du CDJM
Le CDJM rappelle que son rôle ne consiste pas à refaire l’enquête journalistique concernée, mais à déterminer si le travail réalisé respecte les règles de déontologie dont la profession de journalisme s’est dotée.
Le CDJM a identifié dans le courrier du requérant six éléments sur lesquels ce dernier se fonde pour soutenir que l’obligation déontologique de respect de l’exactitude et de la véracité des faits n’a pas été respectée par Mediapart. Il s’agit de cinq passages du texte et d’une publication de son auteur sur le réseau social Twitter.
1- À propos du chapô de l’article de “Mediapart”
Le texte introduisant l’article de Mediapart est le suivant : « Deux producteurs français, et deux collaborateurs, ont été mis en examen pour “viols”, “proxénétisme aggravé” et “traite d’êtres humains aggravée”. Dans leur ombre, les leaders du secteur : Dorcel et Jacquie & Michel. Mediapart révèle le contenu des réquisitions du parquet. »
Pour le requérant, cette présentation « laisse sous-entendre mensongèrement aux lecteurs que Dorcel serait impliquée aux côtés des protagonistes dans les faits délictuels » dénoncés.
Si la formule choisie par l’auteur de ce chapô peut sembler ambiguë, elle ne dit pas explicitement que Dorcel ou ses employés sont directement concernés par l’« enquête pour trafic d’êtres humains » évoquée dans le titre. Le CDJM considère que l’expression « dans leur ombre » montre l’absence d’implication directe (puisque les sociétés Dorcel et Jacquie & Michel ne sont pas « dans la lumière »).
2- À propos de la nature du lien entre Dorcel et un producteur de films pornographiques
Dans sa saisine, le requérant revient longuement sur les liens entre Dorcel et Mathieu L., un des deux producteurs de films pornographiques accusés notamment de « viols » et de « proxénétisme aggravé ». Il explique que ce producteur n’est pas, comme l’écrit Mediapart, « un des principaux prestataires français de Dorcel ». Sa société, affirme-t-il, n’est qu’« un simple diffuseur » qui n’a « jamais commandé de film à ce producteur » dont les productions ne représentent qu’une infime proportion des films distribués par elle.
Le CDJM constate que l’auteur de l’article apporte suffisamment d’éléments qui illustrent les liens entre ce producteur et Dorcel, en citant notamment le témoignage d’« un responsable du groupe » en ces termes : « […] en théorie, et même en pratique, Dorcel est le producteur à 100 % de ses films ».
Dans un courrier adressé au CDJM, M. Robin D’Angelo met en avant d’autres informations tirées des investigations qui ont alimenté divers articles qu’il a publiés sur le sujet, par exemple dans Libération ou M, le magazine du Monde. Son analyse de la relation entre la société Dorcel et Mathieu L. s’appuie sur l’ensemble de ce travail d’enquête et relève de sa liberté d’interprétation.
3- À propos d’une citation de M. Grégory Dorcel sur les conditions de tournage
M. Grégory Dorcel estime que la réponse à une question que lui a posée le journaliste en 2018 au cours de son enquête est « travest[ie] » dans l’article publié par Mediapart. La question portait sur l’attention qu’il porte aux conditions de tournage des films qu’il distribue. Il indique avoir fait la réponse suivante lors de l’interview concernée : « Elles m’intéressent dans la mesure où ça doit rester légal. […] Nous, notre logique, c’est simple c’est la loi. Est-ce qu’ils sont dans la légalité ou non ? » et affirme que c’est ainsi que ses propos avaient été retranscrits dans d’autres articles de M. D’Angelo.
La réponse rapportée dans Mediapart est la suivante : « Absolument pas. Nous ce qu’on réclame et qui est imposé contractuellement, c’est qu’on nous délivre un contenu légal et que cela corresponde à notre ligne éditoriale […] Je ne peux pas m’occuper de savoir comment ça a été fait. »
Le CDJM considère que la formulation retenue dans l’article publié par Mediapart respecte l’esprit, sinon la lettre, des propos tenus par le requérant tels que rapportés dans d’autres articles, que celui-ci cite dans sa saisine et ne conteste pas.
4- À propos de la publication d’une réponse de la société Dorcel
Le 16 novembre 2020, la responsable de la communication de Dorcel a adressé à M. D’Angelo un courriel qu’elle présente comme une « réponse à votre question ». Dans sa saisine, M. Dorcel estime que le journaliste a « tronqu[é] l’information qui lui a été relayée, puisqu’au sein de l’article, il a développé un encadré [qui] reprend les termes de l’email […] que la responsable communication lui a adressé, en avortant volontairement plus de la moitié de son contenu alors même qu’il définit ce communiqué comme étant versé en intégralité ! »
Le CDJM constate que dans la version de l’article que lui a transmise M. Dorcel, dans la mise en page adaptée au format PDF que propose Mediapart, le communiqué reproduit dans l’onglet « Prolonger » lié à l’article est effectivement tronqué.
Cependant, dans la version que le CDJM a pu consulter en ligne, et quelle que soit la mise en page choisie, le communiqué est reproduit en intégralité. Il note également qu’un extrait de cette réponse figure à la fin de l’article lui-même. Le lecteur en a donc la teneur sans même avoir à consulter l’onglet en question, conformément à l’obligation déontologique d’offre de réplique.
5- À propos de la fiche portant sur un producteur sur le site de Dorcel
Pascal O. est un des deux producteurs mis en cause par la justice cités dans Mediapart par Robin d’Angelo, qui écrit que « jusqu’à peu, il bénéficiait de sa propre fiche sur le site Dorcelvision, la plateforme de VOD de Dorcel, le leader français du secteur ». Le requérant estime que « les mots “bénéficiait” et “propre” laissent sous-entendre un lien particulier entre le producteur Pascal O. et Dorcel alors qu’il n’y a jamais eu aucun lien [entre eux] ».
Il explique qu’il « s’agit ici d’une fiche d’acteur puisque Pascal O., avant d’avoir été producteur, a été acteur dans de multiples productions de multiples studios, au même titre que 16 351 autres acteurs, actrices et réalisateurs qui ont été répertoriés ». Le CDJM considère que la formulation adoptée par M. D’Angelo illustre la visibilité dont disposait Pascal O. sur la plateforme, et n’en dit pas davantage sur le lien réel entre sa société de production et la société Dorcel.
Enfin, à propos des interventions de Robin d’Angelo sur les réseaux sociaux cités par Grégory Dorcel dans son courrier de saisine, le CDJM rappelle qu’il ne se prononce que sur l’acte journalistique sur lequel il est saisi, et non sur d’autres publications en dehors de l’objet de cette saisine. Il rappelle par ailleurs que les journalistes disposent, en parallèle de leurs publications professionnelles et comme tous les autres citoyens, de leur liberté d’expression, dans les limites prévues par la loi.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 14 septembre 2021 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité des faits a été respectée par le journaliste, M. Robin D’Angelo, et par Mediapart.
La saisine est déclarée non fondée
Cette décision a été prise par consensus des membres présents.