La déontologie en débat

Émission « Sommes-nous tous racistes ? » : à la télévision, tout n’est pas journalisme

Émission « Sommes-nous tous racistes ? » : à la télévision, tout n’est pas journalisme Posted on 9 octobre 2025

Le CDJM reçoit des saisines qui concernent toutes les formes de presse mais aussi, parfois, des modes d’expression et de communication à la limite du journalisme.

C’est ce qui s’est produit avec la saisine 25-082, qui concernait une émission de France 2, « Sommes-nous tous racistes ? » diffusée en juin. Récit d’une réflexion collective qui éclaire sur les travaux du Conseil.

En 1964, Potter Stewart, alors juge de la Cour suprême des États-Unis, est amené à se prononcer à propos de la censure du film Les Amants, de Louis Malle, par l’État de l’Ohio. Il doit notamment déterminer si cette œuvre relève ou non de la « pornographie extrême ». Dans une décision restée célèbre outre-Atlantique, il explique qu’il lui sera difficile de définir précisément le type de créations que recouvre cette expression : « Mais je sais les reconnaître quand j’en vois, et ce n’est pas le cas pour ce film. »

I know it when I see it : cette approche pragmatique est aussi celle que le CDJM adopte quand il doit se prononcer sur le caractère journalistique d’un contenu sur lequel il est saisi. Difficile en effet de trouver un critère unique et infaillible pour séparer à coup sûr ce qui relève du journalisme et ce qui tient davantage du divertissement ou de l’expression libre. Or les statuts du CDJM sont clairs :

« Le CDJM distingue ce qui ressort de l’information de ce qui est du domaine de l’expression libre qui n’est pas soumis aux règles professionnelles, et notamment déontologiques, des journalistes. » 

En cas de doute, le Conseil va donc poser une série de questions :

  • L’auteur de l’article concerné peut-il avoir la carte de presse ?
  • Se présente-t-il comme un journaliste sur les réseaux sociaux ?
  • Le titre qui le publie est-il dûment enregistré auprès de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) ?
  • La démarche de l’auteur est-elle d’informer le public, à l’exclusion de toute  démarche commerciale, de propagande, de divertissement ?
  • S’il s’agit d’une émission de télévision, comment la chaîne le présente-t-elle dans ses programmes ?
  • S’il s’agit d’un podcast, a-t-il pour but d’informer le public ou plutôt de divertir son audience ? 

Une émission classée parmi les « magazines d’actualité »

Déposée le 28 juin 2025, la saisine 25-082 a récemment permis au CDJM d’approfondir sa réflexion sur une question qui est au cœur de son travail d’autorégulation indépendante de la déontologie journalistique.

Le requérant est un comédien ayant participé à l’émission « Sommes-nous tous racistes ? » diffusée le 17 juin 2025 sur France 2. Ce programme montrait une série d’expériences visant à prouver la prégnance des stéréotypes et préjugés racistes dans le comportement d’un groupe de cobayes. L’auteur de la saisine, qui évoque une émission « présentée comme journalistique et scientifique », considère que le test auquel il a participé ne s’est pas déroulé comme il est montré au télespectateur.

« Suite à divers montages, les résultats […] sont totalement faussés » : alors que « ce test prouvait une absence totale de préjugé […], ils ont procédé à un montage menteur et trompeur pour manipuler l’audience ». Selon lui, la séquence diffusée ne respecte pas l’obligation journalistique d’exactitude et de véracité, la première règle définie par les trois chartes sur lesquelles le CDJM fonde son travail.

Après réception de la saisine, le bureau du CDJM, qui examine chaque semaine les saisines reçues en application de l’article 3.2 du règlement intérieur, a considéré qu’elle était recevable. Il s’est fondé notamment sur la description du programme par la chaîne elle-même, puisque l’émission est présentée parmi les « magazines d’actualité » sur son site et qu’elle a été diffusée au sein d’une soirée-événement classée dans la rubrique Info & Société du même site.

Il en a informé France Télévisions et les producteurs de l’émission avant qu’un groupe de travail ne soit désigné pour analyser de façon plus approfondie les critiques qu’elle soulève. Ce dernier s’est donc penché sur les réponses du média concerné que le CDJM a rapidement reçues. 

Le 9 juillet 2025, Arnaud Poivre d’Arvor, dirigeant de Phare Ouest, la société qui a produit « Sommes-nous tous racistes ? », revient en détail sur le déroulement de l’expérience à laquelle a participé le requérant. Il explique que les souvenirs de ce dernier « ne correspondent pas à la réalité du tournage » et que « le montage de la séquence concernée est parfaitement conforme aux résultats obtenus au tournage ». Ce que confirme dans le même courrier Sylvain Delouvée, enseignant-chercheur à l’université de Rennes 2, chargé de contrôler le déroulement du test. Il ajoute que le résultat « reflète pleinement les résultats classiques de la littérature scientifique […] et constitue une illustration exemplaire et pédagogique de ces phénomènes ».

« En aucun cas un travail d’enquête journalistique »

Le CDJM a également reçu le 10 juillet 2025 une réponse de la part de Sylvie Courbarien Le Gall, directrice juridique de France Télévisions, qui fait valoir un autre argument. Elle exprime en effet « [son] étonnement concernant cette saisine et le fait que le CDJM l’ait considérée comme recevable » :

« En effet, l’article 1.1 du règlement intérieur du CDJM précise que les saisines doivent porter sur un “acte journalistique”. Or, le programme susvisé est un magazine reproduisant des expériences scientifiques réalisées sous le contrôle d’experts scientifiques reconnus. Il ne constitue donc en aucun cas un travail d’enquête journalistique. Nous contestons donc la recevabilité de cette requête et le bien-fondé de l’intervention du CDJM. »

Sur la recommandation du groupe de travail chargé d’étudier cette saisine, le conseil d’administration du CDJM a donc dû examiner à nouveau la question de la recevabilité de la saisine, en répondant à une question simple : l’émission “Sommes-nous tous racistes ?” est-elle ou non un acte journalistique ? 

Le sujet traité (le racisme) est à l’évidence une question sociétale d’importance majeure au regard des principes juridiques en vigueur comme des valeurs républicaines. En traiter peut relever de la mission d’information propre à l’activité journalistique.

Les risques d’une définition trop extensive

Mais l’importance sociétale des thèmes abordés par une émission et sa visée pédagogique suffisent-elle à en faire un acte journalistique ? Ce serait considérer que tout ce qui ne relève pas du pur divertissement devient un acte journalistique, au prétexte qu’il contient du contenu à caractère informatif. Une définition aussi extensive est démentie par les usages professionnels, notamment la jurisprudence de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP).

On peut aussi évoquer le cas des programmes construits autour de témoignages illustrant des thèmes de société ou bien celui des divertissements incluant de brèves séquences d’information – autant d’émissions qui ne relèvent pas, dans leur intégralité, d’un travail journalistique.  

Le CDJM note aussi la présence, parmi les animateurs de « Sommes-nous tous racistes ? », de Marie Drucker, dont le passé de journaliste peut amener à percevoir l’émission comme un travail journalistique. Cependant, il s’agit précisément de son passé professionnel ; elle se présente aujourd’hui comme une « ancienne journaliste », animatrice et comédienne. 

Reste la nature même des critiques soulevées par le requérant. En remettant en cause les conditions d’une expérience de psycho-sociologie, elles soulèvent bien des questions de nature déontologique. Mais plutôt que de journalisme, c’est l’éthique et la rigueur scientifiques qui sont remises en cause, sur lesquelles il n’appartient pas à un conseil de déontologie journalistique de se prononcer.

Réuni en session plénière le 9 septembre 2025, le conseil d’administration du CDJM a donc déclaré la saisine irrecevable. Il a aussi souhaité communiquer cette décision de façon détaillée, considérant que le parcours atypique de cette saisine pouvait intéresser le public.