Cette contribution fait partie des textes publiés par le CDJM pour contribuer au débat sur la déontologie journalistique.
Analyse d’un faux procès aux fondements même du journalisme
« Notre métier est de porter la plume dans la plaie » – Albert Londres
De façon de plus en plus récurrente, journalistes et médias, qualifiés de se constituer en « tribunal médiatique », et donc en accusateurs, se voient en retour eux-mêmes accusés de dévoyer le journalisme et d’usurper la fonction judiciaire. De François Fillon à François Asselineau, en passant par Jean-Luc Mélenchon ou Sibeth Ndiaye, sinon Bernard Laporte, Richard Berry, Roman Polanski ou Tarik Ramadan, tous s’estiment d’abord victimes de ce fameux « tribunal médiatique » sans règles ni limites, quasi sans foi ni loi. On parle même de « lynchage médiatique ». Et on invoque, quasi toujours quand on est visé, « une enquête à charge ». Six avocats ont récemment estimé dans une tribune que ce « tribunal médiatique [avait] fini par contaminer l’ordre judiciaire » en analysant que les parquets contournent la prescription dans des enquêtes préliminaires qui débouchent « peu ou prou sur une déclaration de culpabilité ».
Le CDJM, «instance de dialogue et de médiation entre les journalistes, les médias et agences de presse et les publics sur toutes les questions relatives à la déontologie journalistique » avait créé ces derniers mois un groupe de travail sur cette question du « tribunal médiatique ». Il livre ici ses réflexions et recommandations.
Entre l’ardente obligation d’« affliger les satisfaits et de satisfaire les affligés », et l’injonction déontologique de « ne pas confondre son rôle avec celui du juge ou du policier », le journalisme et singulièrement le journalisme d’enquête, n’est-il pas dans la gestion d’une contradiction qui, on le sait bien, est propre à toute question d’éthique ?
Quoi qu’il en soit, et sans exonérer par avance toute enquête journalistique d’une critique justifiée, il faut noter que l’expression « tribunal médiatique » ne relève pas du champ déontologique, mais du champ polémique. C’est un concept flou qui sert surtout à dénoncer les articles « qui dérangent », et à détourner l’attention du fond de ce qu’ils révèlent.
L’historien des médias Alexis Lévrier réfute l’expression même de « tribunal médiatique », en ce qu’elle viserait surtout à « délégitimer le journalisme », par un subterfuge inversant la culpabilité : « Parler de tribunal médiatique est sans fondement lorsqu’un titre de presse révèle des informations d’intérêt public au terme d’une investigation rigoureuse »
Le CDJM partage ce point de vue, ce qui n’empêche pas d’analyser le débat autour du thème de l’investigation journalistique.
1. Constats
L’impact de l’idée de « tribunal médiatique » tient pour beaucoup à la conjonction de l’environnement global de communication : les réseaux sociaux, bien sûr, qui s’enflamment à grande vitesse, et sans garde-fous ou presque, mais aussi les médias d’information en continu, qui répètent des faits à satiété, voire ad nauseam, et donnent le sentiment de « matraquer », ou d’accentuer la rhétorique de l’émotion. Plus que la recherche de la vérité, celle de l’audience conduit à l’obsession du « name and shame », à la désignation et à la vindicte plus qu’à la mesure, à la mécanique de la délation plus qu’à la construction d’un argumentaire. La société « bavarde », parfois à tort et à travers.
L’énorme différence entre le verdict qui serait rendu par le « tribunal médiatique » et un procès équitable tient à au moins trois facteurs analysés par le sémiologue François Jost : premièrement, la parole accusatrice est prééminente, reçue sans trop d’examen surtout si c’est la parole d’une victime, et le possible, ou le vraisemblable, deviennent parfois trop vite le véridique; deuxièmement, le public du procès n’est pas taisant et le président ne peut pas faire évacuer la toile, pour que les jurés n’écoutent « ni la haine, ni la méchanceté, ni la crainte, ni l’affection… », car les procureurs du web n’en ont cure ; enfin, comme pour la météo, on substitue à la précision du code pénal une « gravité ressentie » où l’hypermorale affichée, l’hypertransparence, remplacent la loi.
Autre différence essentielle : la décision du « tribunal médiatique » ne s’impose à personne, et peut évidemment être attaquée… en justice. Force est de constater que le plus souvent les prétendues « victimes » de ce qu’elles nomment le « tribunal médiatique » menacent aussitôt de porter plainte, et… se gardent bien de le faire, inquiètes de ce que révélerait un vrai procès devant un vrai tribunal.
2. Analyse
L’histoire du journalisme français, pétrie d’écriture talentueuse et d’engagement politique, peut prédisposer, à la Jaurès ou à la Clemenceau, à un journalisme militant, tout à fait admissible à condition qu’il annonce la couleur, et qu’il respecte les faits. Cette vision du métier a semble-t-il structuré l’inconscient de la profession française depuis des décennies, au point chez certains de dénigrer la distinction faits / commentaires et d’en faire une notion « anglo-saxonne » avec ce que dans leur bouche cet adjectif a de péjoratif.
Dans l’histoire des rapports de la presse et du public, il y a toujours eu des confusions de raisonnements entre faits et opinions, qui ont donné place à bien des diatribes contre « le pouvoir journalistique » de la part de ceux dont les agissements étaient dénoncés. Alors même que le pouvoir des médias sur l’opinion est et reste limité, tant l’histoire regorge d’élus élus et réélus malgré des « casseroles » médiatiques avérées.
Pour l’anecdote, il y a même eu dans l’histoire un tribunal médiatique en quelque sorte inversé, si l’on se réfère à l’assassinat de Gaston Calmette, directeur du Figaro, par Mme Caillaux en 1914. Cette dernière considérait que le quotidien avait et/ou allait publier des lettres compromettantes pour son époux. Elle régla le problème à coup de pistolet, et fut acquittée quelques mois plus tard. Finalement, pour les juges, le coupable était la presse, et l’honneur bafoué de Mme Caillaux valait bien le meurtre d’un journaliste !
Il importe dès lors de ne pas confondre le travail des enquêteurs de terrain, dans le registre de l’enquête, et l’expression des éditorialistes qui passent au registre du commentaire. Marc François Bernier (3) préfère d’ailleurs parler des journalismes, plus que du journalisme, car les objectifs, méthodes et références ne sont pas les mêmes dans le journalisme d’information (info brute, info service…), de persuasion (éditorial, chronique…), de promotion (produits, vie pratique…) ou de divertissement (sport, culture…). Tous utiles et légitimes, mais n’appelant pas la même grille d’analyse.
Il importe aussi de ne pas confondre le présumé « tribunal médiatique » et le réel « tribunal des réseaux sociaux », (ou « tribunal de l’opinion »), même si le second met souvent la pression sur les médias sans qu’ils y résistent toujours. Les médias ont obligation de faits, d’arguments, de preuves (ils les recherchent le plus souvent) ; les réseaux se contentent eux le plus souvent de convictions toutes faites ou préjugées, de procès hâtifs, de vengeances recuites, d’accusations haineuses, complotistes, racistes, et on en passe… Ils ne connaissent ni les circonstances atténuantes, ni les avocats de la défense, ni l’erreur ou le pardon.
Le CDJM observe aussi que la thématique de mise en cause du « tribunal médiatique » surfe sur la crise de confiance du public envers les différents rouages de la société : pouvoirs politique, judiciaire, policier, etc. Et sur l’idée (fausse) que le journalisme ne serait lui-même soumis à aucune critique : il existe bien des instances de critique des médias, et in fine même, une chambre de justice spécialisée…
On accuse parfois le journalisme d’investigation d’assumer les trois rôles (enquêteur, procureur et juge), qui sont judicieusement assumés par trois personnes différentes dans un système judiciaire démocratique. Ce serait juste si ce n’était pas faux : le journaliste enquête pour informer le public, mais ne s’interpose pas ; le policier enquête pour établir un délit et y mettre fin. Le juge prononce une sanction au regard de la loi. Chacun son rôle mais en toute transparence, dont le (bon) journalisme est le garant.
3. Principes
Le rôle de « chien de garde » de la démocratie assumé par la presse est bien de contrôler les autres pouvoirs et de veiller à en dénoncer les abus ou les défaillances.
Démontrer et faire connaître le comportement fautif d’un pouvoir n’est pas s’ériger en juge : c’est informer. Chacun reste ensuite libre d’apprécier la gravité de la faute, de l’excuser ou de la vilipender : on est dans le domaine de l’opinion.
Seul le juge aura le pouvoir de condamner : on est dans le domaine de la loi.
Le seul fait d’être pris dans le tourbillon médiatique ne vaut ni innocence, ni culpabilité !
Les excès de la bulle numérique ne sauraient être imputés aux médias sérieux et exigeants. Le « tribunal de l’opinion », sur les réseaux sociaux, se nourrit de bien d’autres éléments que ceux fournis par la presse. Il reproduit tous les biais cognitifs conscients ou inconscients bien étudiés par les spécialistes.
Se défausser sur le public (« je donne les éléments, il jugera ») n’est pas toujours pertinent, surtout si les arguments ne sont pas équilibrés. Le « tribunal de l’opinion » (qui n’est pas alors forcément du même avis que le journal ou le journaliste) a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours.
4. Précautions et bonnes pratiques
- Tout journalisme d’enquête, toute investigation doivent répondre à des règles de l’art journalistique abondamment documentées par les chartes : être au service de l’intérêt public, au service de la recherche de la vérité, cultiver rigueur et exactitude, impartialité, équité et intégrité
- « Qui t’a fait roi ? » L’interpellation lancée par Adalbert de Périgord à Hugues Capet en 938 vaut comme un rappel à l’humilité journalistique : « Qui t’a fait journaliste ? » Elle fait écho à cette méthodologique injonction de Michel de Montaigne au journaliste enquêteur : « penser contre soi-même. »
- Veiller à ce que les conclusions que peut tirer le public découlent de faits avérés et non de biais d’opinion, ou de procédés partiaux de présentation
- Cultiver l’impartialité (dans l’enquête en cours, et dans la succession des enquêtes)
- Tenir compte de la « différence des temps », entre le temps des protagonistes, le temps de la justice, le temps des médias, le temps des réseaux sociaux, etc.
D’autres précautions peuvent aider à assainir la démarche de l’enquêteur :
- Accepter l’hypothèse d’un « non-lieu » en fin d’enquête, même si elle a été longue, coûteuse, astreignante : le doute doit profiter à la vérité. Le conditionnel n’a pas valeur d’absolution pour publier
- S’astreindre au « making off », à l’explication de ses méthodes d’enquête, tout en préservant ses sources évidemment, pour éclairer le public sur les difficultés de recherche de la vérité
- Se vivre presque comme un « lanceur d’alerte » qui soulève des questions importantes, demande des réponses, mais qui ne fournit pas d’emblée les conclusions
- Utiliser toutes les ressources du fact-checking
- S’obliger au déport vers un autre confrère si on est en situation de conflit d’intérêt
- S’attacher à la recherche éperdue de preuves, cultiver le doute
- Entendre avant publication la version des personnes visées par des reproches graves
- Ne rien publier qu’on ne pourrait dire à la personne concernée en face à face
- Pratiquer la culture de la réflexion déontologique en consultant les jurisprudences des conseils de presse, les publications à visée éthique
Chacun sait bien que la mauvaise investigation portera tort au journalisme. Elle est assez rare. Pas assez répandue pour empêcher la bonne.